Ecologie

Le livre qui monte, qui monte, qui monte…


« Ce que je constate, ce sont les ravages actuels, c’est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales, et le fait que l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne » – Claude Lévi-Strauss, lors de sa dernière apparition télévisée en 2005


Il est de ces livres qui se vendent, qui se répandent, qui champignonnent, naturellement, sans battage médiatique préalable, sans grandes figures pour les porter dans les espaces à forte audience.

« Comment tout peut s’effondrer » de Pablo Servigne et Raphaël Stevens en est l’archétype. Paru en 2015, il est d’abord resté confiné dans des cercles d’initiés, déjà familiers si ce n’est largement convaincus par les enjeux écologiques.

Comment les choses ont-elles dérapé, difficile de le savoir. Toujours est-il que de fil en aiguille, de recommandations en conseils lecture, un étonnant bouche-à-oreille s’est mis en branle. L’ouvrage passe à 10 000 ventes début 2016. « Pas mal pour un petit essai intello », s’amuse alors Servigne. La tendance s’accélère en 2017. Puis tout bascule en 2018 : il se hisse parmi les meilleures ventes d’essais en France. « Il fait son entrée dans notre classement… trois ans après sa sortie ! Un cas rarissime » écrit L’Express. C’est alors que les médias se mettent massivement à en parler. 2018 devient l’année de l’explosion du sujet. Aujourd’hui, l’ouvrage continue d’être classé dans les 25 essais les plus vendus en France.

De quoi s’agit-il ? Le titre est explicite. « Comment tout peut s’effondrer » est une démonstration de la capacité de nos systèmes économiques, écologiques, sociétaux, institutionnels à…s’écrouler. Non pas à long terme mais à échéance plus ou moins proche. De là l’émergence d’une discipline à part entière : la collapsologie, soit l’étude de l’effondrement.

Ah, l’effondrement ! Combien de fois n’aura-t-il pas été annoncé…Du vu et du revu. Des annonces chocs proférées par quelques gourous ou complotistes qui parviennent, à force de persuasion, à tromper quelques fragiles crédules. Et pourtant…ce n’est pas de cela dont il s’agit ici. L’effondrement désigne ici (prenez une large respiration) « le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis (à un coût raisonnable) à une majorité de la population par des services encadrés par la loi » (définition d’Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnement et président de l’institut Momentum).

A bien des égards, un pays comme le Yémen connaît aujourd’hui un effondrement. C’est d’ailleurs le terme employé par Médecin Sans Frontières à son propos (« effondrement total du système économique et du système de santé », « routes coupées », « économie de guerre »…).

Mais pour Servigne et Stevens, ce sont demain l’ensemble des pays développés qui pourraient être touchés.

Servigne l’illustre par une métaphore : « La mondialisation a fait que tout est interconnecté. On est dépendant de la croissance économique, sinon tout le système économique s’effondre. C’est la métaphore de la fusée. Elle est conçue pour accélérer et monter. Si après le décollage, on appelle la fusée et on dit « arrêtez, stop, ralentissez, reposez-vous », elle va s’écraser car elle n’est pas conçue pour cela. Par exemple, pour une transition majeure vers les énergies renouvelables, il faut de la croissance. »

Le paradoxe de l’effondrement

 « Il paraît que cela peut vous arriver en très peu de temps. Un jour, vous croisez le mot au hasard d’une conversation ou d’une lecture. Vous commencez à chercher des informations, et en quelques heures, pof, vous ne voyez plus le monde pareil » (Introduction du dossier de « L’Obs » sur la collapsologie)

Le terme d’effondrement n’est aujourd’hui plus un signal faible : il a fait son entrée dans le débat public en 2018. L’Obs y a consacré un dossier spécial de 8 pages à l’automne dernier, soulignant le rôle joué par le livre de Servigne et Stevens : « En France, la notion de collapsologie doit véritablement son décollage à « Comment tout peut s’effondrer », porté par le bouche-à-oreille ». Le magazine Socialter en a fait un hors-série dédié. La revue Usbek & Rica en a fait un numéro spécial. Un podcast est né pour l’explorer, Présages. Le livre est désormais cité par les grandes figures françaises du sujet climatique, de Jean-Marc Jancovici à Aurélien Barrau.

La collapsologie devenue hype, la situation est assez cocasse.

Mais un paradoxe demeure. Si le sujet a été largement médiatisé, ses idées restent loin d’être comprises, encore moins assimilées. « Exagérations », « discours excessivement alarmiste », « prophéties du malheur »…les mêmes commentaires reviennent perpétuellement.  

Comment expliquer ce paradoxe ? Plusieurs facteurs entrent en jeu et se complètent :

1. Des idées caricaturées

Les deux tweets suivants (le second répondant au premier) sont symptomatiques du « débat » sur le sujet.

Servigne et Stevens l’expriment ainsi au début de leur ouvrage : « Dans l’espace intellectuel, la question de l’effondrement n’est pas abordée sérieusement. La fameux bug de l’an 2000, puis « l’évènement maya » du 21 décembre 2012 ont évincé la possibilité de toute argumentation sérieuse et factuelle. Evoquer un effondrement en public équivaut à annoncer l’apocalypse, donc à se voir renvoyer à la case bien délimitée des « croyants » et des « irrationnels » qui ont « existé de toute temps ». Point barre, sujet suivant. Ce processus de bannissement automatique – qui pour le coup apparaît vraiment irrationnel – a laissé le débat public dans un tel état de délabrement intellectuel qu’il n’est plus possible de s’exprimer que par des postures caricaturales qui frisent souvent le ridicule ».

2. Une croyance immodérée dans les pouvoirs de la technologie

« Selon les scientifiques, il existe un large consensus sur deux traits communs aux civilisations qui se sont effondrées : elles souffraient toutes d’un orgueil démesuré et d’un excès de confiance en elles. Elles étaient convaincues de leur capacité inébranlable à relever tous les défis qui se présenteraient à elles, et estimaient que les signes croissants de leur faiblesse pouvaient être ignorés en raison de leur caractère pessimiste » – Jérémy Grantham (cofondateur de GMO, l’un des plus grands gestionnaires de fonds au monde) en 2013.

Aujourd’hui le principal espoir repose sur l’idée que des innovations, en particulier technologiques, pourraient permettre de freiner la tendance voire de la renverser. C’est par exemple le pari de la géo-ingénierie, pourtant très controversée (voir le documentaire « Les apprentis sorciers du climat » diffusé par Arte en 2015). Un autre exemple est la fusion nucléaire qui suscite beaucoup d’espoirs, bien qu’elle reste encore expérimentale. 

La dénonciation du « solutionnisme technologique » est devenue un lieu commun ; pourtant, l’idée que la technologie serait capable de nous sauver reste encore bien ancrée. Plutôt que des raisonnements binaires, il faudrait reconnaître que la technologie peut permettre des avancées inédites sans pour autant être capable de régler l’ensemble de nos défis. Rappelons que l’IA, par exemple, reste aujourd’hui bien limitée, et n’est bonne que pour des tâches précises. Rappelons surtout qu’il faut des années voire des décennies pour que les technologies d’envergure se développent et se mettent en place dans le tissu industriel – un temps dont nous ne disposons pas aujourd’hui.

Citons ici les mots de Bruno David, président du Muséum national d’histoire naturelle, naturaliste spécialisé en paléontologie et en sciences de l’évolution : « L’espèce humaine ne sera pas la toute prochaine espèce à disparaître, mais sûrement une des prochaines. Parce que nous sommes trop prétentieux de penser qu’avec notre technologie, on pourra toujours s’en tirer. (…) En étant optimiste, je me dis que nous avons conscience de la manière dont on agit sur notre environnement, donc on a une capacité à réagir. Mais si je me tourne vers l’histoire des sociétés, je constate que l’homme a un comportement puéril face à des enjeux majeurs. Il va, à chaque fois, au bout de son erreur. Nous sommes au volant d’un véhicule sur l’autoroute, nous savons qu’il y a un mur et qu’on y va très vite. Et ce sera irréversible » (Libération).

3. La stratégie de l’autruche

…autrement dit, fermer les yeux. Préférer une forme de déni, plus ou moins assumée – souvent moins que plus, d’ailleurs. « Nous sommes tous climatosceptiques » : cette formule choc du philosophe australien Clive Hamilton, auteur notamment d’un « Requiem pour l’espèce humaine » (Presses de Sciences Po, 2013), interpelle et force à (se) poser les questions qui fâchent, comme il l’expliquait récemment :

« Quand quelqu’un me dit ‘nous devons donner de l’espoir aux gens’, je lui réponds : ‘Espoir de quoi ?’ Nous avons dépassé le cap d’un réchauffement climatique réversible.

Il y a ceux qui nient la vérité, ceux qui se disent que ça ne peut pas être si terrible, ceux qui croient qu’une solution sera trouvée pour faire disparaître le problème, et ceux qui connaissent la vérité mais qui ne la laisse sortir que par moment.

Seuls quelques-uns, avec des ressources psychologiques fortes, sont capables de vivre avec en permanence. Certains militants sont comme ça. Cela fait peur de penser à un monde à +4°C, aux extinctions, aux mauvaises récoltes, aux migrations de masse, aux tempêtes et aux incendies. Alors on se protège en utilisant des mécanismes de défense psychologiques. On l’ignore, on ne lit pas certains reportages, on se dit que les humains ont résolu d’autres problèmes difficiles. »

Cela étant, la tendance à relativiser les risques en question (voire à en nier l’existence) ne tient pas seulement à des facteurs psychologiques, mais également à un décalage de perception. Le journaliste du Monde Stéphane Foucard l’explique ainsi : « Le changement climatique échappe à notre perception car il ne peut s’apprécier que sur le temps long et fait peser des risques plus systémiques qu’individuels. Seule la production de connaissances scientifiques permet de l’objectiver. La science devient ainsi, selon l’expression du philosophe Dominique Bourg, une sorte de « prothèse », seule capable de nous faire éprouver la réalité d’un problème inaccessible à nos sens. »

4. Un manque de transdisciplinarité, pourtant seule à même d’appréhender entièrement le sujet

Si l’on voulait être provocant, on pourrait écrire : n’écouter que les scientifiques du climat pose problème. En effet :

-la focalisation sur le seul problème du climat, et en particulier du CO2, est incomplète. L’importance vitale de la biodiversité et des services écosystémiques reste en particulier encore trop méconnue.

-l’inertie en matière d’actions contre le dérèglement tient avant tout à des questions institutionnelles, économiques et démocratiques. Un exemple permet d’illustrer pourquoi cet apparent lieu commun est clef : en théorie, rester sous les 1.5 ou même 2 degrés d’ici 2100 est scientifiquement encore possible, même si les chances sont jugées minces. En pratique, l’existant institutionnel et économique transforme cette (mince) possibilité en quasi-impossibilité, à moins de revenir sur nos principes démocratiques et nos libertés publiques en place aujourd’hui.

« Pour ne pas apparaître comme ceux qui ont tué l’espoir, les scientifiques présentent des scénarios dont certains incluent des notions d’émissions négatives, c’est-à-dire l’éventualité que nous parvenions à retirer du carbone de l’atmosphère, ce qui repose sur des paris technologiques incertains. Ensuite, lorsqu’on regarde la vitesse avec laquelle les émissions doivent décroître pour maintenir le climat sous le seuil de 1,5 °C, on voit que l’exercice est complètement déconnecté des réalités politiques et économiques du monde » explique Stefan Aykut, chercheur et coauteur de « Gouverner le climat ? » (Presses de Sciences Po, 2015), cité dans Le Monde.

-de façon plus générale, les problématiques étant toutes imbriquées les unes aux autres, seules les analyses pluridisciplinaires apportent la hauteur de vue nécessaire.

C’est là la force de « Comment tout peut s’effondrer » : relier des sujets souvent traités en silos pour proposer une vision d’ensemble, synthétique, toujours fondée sur des sources documentées en fin d’ouvrage.

5. Des idées abordées surtout sous forme de résumé / pitch / interview – une forme qui ne peut pas convaincre véritablement

Le battage médiatique autour de l’effondrement n’a probablement pas convaincu grand monde. Tout au plus a-t-il permis d’inciter plus de personnes à se procurer le livre en question – mais il est permis de penser que ces personnes étaient pour la plupart déjà sensibles au sujet.

Le sujet reste bien un signal faible car il n’est pas encore compris, assimilé. Comme un étudiant qui lirait une fiche Wikipédia en lieu et place du livre original. Il y a certaines choses qui ne se résument pas (bien). Tout au plus, l’article, l’interview ou la vidéo peut donner un aperçu et susciter l’envie d’en savoir plus.

Au risque d’être insistant : seule la lecture de l’ouvrage dans son ensemble permet de comprendre le raisonnement. D’autres livres, conférences vidéo, podcasts, permettent sûrement d’accéder à la même compréhension. Mais « Comment tout peut s’effondrer » a l’immense avantage de proposer une lecture assez facile d’accès, l’argumentation se déployant au fil de la lecture de façon limpide.

La pauvreté du débat public sur ces sujets est le signe que ceux-ci restent incompris

L’ouvrage est évidemment imparfait. Jean-Baptiste Fressoz, historien de l’environnement et chercheur au CNRS, en a proposé une critique intéressante. Il n’en est pas le seul (voir ici ou ici). Certains passages – par exemple sur l’économie – peuvent être vus comme trop rapides, voire caricaturaux ou manquant de rigueur scientifique.

Il y a bel et bien matière à différents discours critiques. En rapprochant deux phénomènes différents dans leur logique et leur temporalité – le dérèglement climatique et la raréfaction des ressources fossiles – pour justifier un effondrement à venir, les auteurs de l’ouvrage font preuve d’une audace dont la rigueur pourrait être contestée. Ce rapprochement est assumé par les auteurs mais sa pertinence est contestée par certains, comme Jean-Baptiste Fressoz.

D’autres observateurs cherchent à affiner le propos. Ainsi pour Gaël Giraud, chef économiste de l’Agence française de développement, qui porte des idées globalement similaires en matière d’écologie, le danger des effondrements réside moins dans l’écroulement des Etats actuels que dans le passage à des régimes autoritaires, mettant en péril les démocraties.

In fine, le premier reproche qui pourrait être fait aux collapsologues réside peut-être dans le terme même d’effondrement : le singulier donne l’impression d’un phénomène unique, massif, ponctuel, alors que la rigueur voudrait a minima qu’il soit question d’effondrements au pluriel, avec des ampleurs, des conséquences, et des échelles de temps différentes. Servigne lui-même le reconnaît, tout en se justifiant : « Il y aura des effondrements partiels, interconnectés, certains très progressifs, d’autres brutaux. Cependant, mon intuition est que l’ensemble sera considéré comme un effondrement global par les historiens du futur ».

Mais l’essentiel n’est pas là. Paradoxalement, le plus grand mérite de « Comment tout peut s’effondrer » n’est pas tant de convaincre d’un potentiel effondrement à venir – hypothèse en partie contestable, donc -, mais plus simplement de présenter une synthèse digeste, extrêmement documentée, des différents risques climatiques, écologiques, énergétiques…, et de faire prendre conscience au lecteur de la gravité d’une situation qui reste encore ailleurs largement niée (puisque trop souvent considérée comme réversible). En cela, au vu de la pauvreté du débat public sur ces sujets, « Comment tout peut s’effondrer » mérite d’être lu par le plus grand nombre.

Clément Jeanneau

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