Ecologie, Prospective, Société

Regard sur le phénomène Jean-Marc Jancovici

Il faut qu’on parle de Jean-Marc Jancovici.

Ou plus exactement, de l’engouement autour de Jean-Marc Jancovici.

Pour ceux qui ne situent pas le personnage, J.M. Jancovici est ingénieur spécialisé sur les sujets d’énergie et de climat et s’est imposé au fil des années comme l’une des personnalités les plus suivies de France sur ces questions. A la tête de son propre cabinet de conseil spécialisé et de son propre think tank sur la transition bas carbone, il intervient en tant qu’expert et vulgarisateur devant de nombreux publics (entreprises, représentants politiques, étudiants, associations, médias…), et fait par ailleurs partie des treize membres du Haut Conseil pour le climat. Beaucoup l’ont découvert via ses conférences disponibles sur YouTube (en voici trois emblématiques), au contenu dense, dont vous pouvez découvrir un aperçu (incomplet) en 10 mn de lecture avec cet article.

Si l’on tente de résumer ses thèses en une phrase (retenez votre respiration) : au vu de l’ampleur du défi en matière de climat et de ressources, JMJ considère qu’une contraction de l’économie est nécessaire et inéluctable, et qu’elle se produira de gré – si nos tentatives pour limiter le changement climatique réussissent – ou de force à cause de la raréfaction des ressources fossiles, puisqu’il estime qu’il n’est physiquement possible ni de respecter l’accord de Paris sans baisse du PIB, ni de continuer à croître avec l’arrivée très prochaine du pic de pétrole – qui aurait été déjà atteint en 2008 s’agissant du pétrole conventionnel. Les connaisseurs auront noté que ce résumé ne cite pas une fois le mot de nucléaire, qui est pourtant ce qui revient le plus souvent lorsque son nom est évoqué (il défend le nucléaire pour son rôle d’« amortisseur du choc de la contraction de l’économie à venir ») alors que le sujet ne constitue pas le cœur de ses démonstrations.

Il peut sembler surprenant d’en parler comme d’un phénomène émergent : l’homme s’exprime dans le débat public sur les questions climatiques depuis bientôt deux décennies (« il écume les plateaux de télévision depuis près de six ans » écrivait Le Monde en…2007), et sa capacité à convaincre et à agglomérer des « fans » au fil de ses interventions n’est en rien une nouveauté.

Et pourtant, il y a bien quelque chose qui se passe depuis quelques années, en particulier deux ans, autour de Jean-Marc Jancovici.

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Cet article vise à proposer une réflexion sur un phénomène qui me semble encore peu analysé, à la manière de mon article l’an dernier sur le succès de Thinkerview.

La partie 1 sert à planter le décor pour ceux qui auraient peu (ou pas) connaissance du phénomène. Elle intéressera aussi ceux qui connaissaient depuis longtemps JMJ (comme il est souvent appelé par ses suiveurs) et n’avaient pas perçu le changement de dimension à l’œuvre depuis peu.

La partie 2 explore les raisons de ce phénomène, ce qu’elles nous enseignent, et ce que JMJ apporte d’inédit.

La partie 3, la plus nourrie, rentre dans le cœur des controverses qui entourent le phénomène Jancovici, des problèmes qui se posent et de la façon (d’essayer) de les dépasser.

La partie 4 conclura notamment en présentant une tendance à la fois émergente et importante à suivre.

Avant que les pro et les anti-JMJ ne cherchent à déterminer si cet article est à charge ou élogieux : il n’est ni l’un ni l’autre. Ceci n’est ni le procès de Jancovici ni un portrait panégyrique.

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Partie 1 : Un changement de dimension

« Mon sursaut écologique, je le dois à un cours de Jean-Marc Jancovici ». Ce témoignage récent d’un étudiant aurait pu être prononcé par des dizaines, centaines, milliers d’autres jeunes et moins jeunes. Je dois moi-même une part importante de mon éveil sur le climat aux conférences de JMJ, et participe d’ailleurs depuis ponctuellement à certaines initiatives de Shifters, les bénévoles de son think tank, qui sont nombreux à être très engagés.

Avec le bouche-à-oreille et la viralité des réseaux sociaux, le nombre de personnes touchées – et convaincues – par les idées de JMJ s’est élargi bien au-delà du cercle des seuls ingénieurs et/ou passionnés d’énergie qui constituaient jusqu’ici la grande majorité de ses suiveurs.

Je pense à cet ami de tradition libérale, ayant participé aux campagnes UMP et LR de 2007 à 2017, qui confie avoir été chamboulé dans ses convictions après avoir écouté plusieurs conférences de JMJ, et ne plus savoir depuis où se situer politiquement et économiquement.

Ou à cette connaissance, ayant tracté avec enthousiasme pour En Marche en 2017 avant de découvrir JMJ, et qui partage depuis ses posts critiques sur les choix économiques et écologiques du gouvernement.

Ou bien à cet éditorialiste économique star des Echos qui écrit maintenant, après avoir notamment « rencontré des sonneurs d’alarme comme Jean-Marc Jancovici », que « si nous ne parvenons pas à verdir la croissance, la décroissance deviendra le seul choix possible ».

Ou encore à ces deux proches, tendance respectivement LFI et EELV, qui reconnaissent que les démonstrations de l’intéressé ont radicalement changé leurs opinions sur le nucléaire, les plaçant de fait désormais à rebours de la position de leur parti respectif.

Changer radicalement d’opinion : la chose n’est pas si courante dans une vie. Chez ceux qui ont regardé ou assisté à une conférence de JMJ, un terme revient souvent : « une claque ».

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Depuis 12 à 18 mois, sa base de suiveurs et de fans ne cesse de croître, à un rythme suffisamment fort pour que le phénomène mérite de s’y intéresser sérieusement.

C’est avant tout une impression, difficilement quantifiable.

Ce sont ces internautes qui racontent avoir profité du confinement pour regarder ses 20h de cours à l’école des Mines. Ce sont ces personnalités qui partagent publiquement et plus fréquemment qu’avant ses démonstrations. Ce sont ces groupes de fans lancés sur Facebook et Twitter qui créent et partagent du contenu autour de JMJ.

Ce qui frappe, ce sont ces références à « Janco », bien plus nombreuses, entendues dans des cercles très différents, lues sur les réseaux sociaux, vues ici et là – jusqu’au cinéma, puisqu’il fait peu doute que c’est JMJ que décrit Fabrice Luchini dans cet extrait du film « Alice et le maire », sorti en octobre 2019. Début décembre, Albert Dupontel, en louant dans l’émission C à vous la possibilité offerte par Internet de découvrir des figures encore méconnues du grand public, citait deux noms : « Gaël Giraud et Jancovici ». « C’est Internet qui m’a porté connaissance de ces gens-là ».

Bien sûr, quantitativement, ses suiveurs représentent peu de choses au niveau de la société entière.

Mais il y a des faits difficilement discutables. Quand il se connecte pour un live Facebook pour répondre aux questions de ses suiveurs, ce sont des dizaines, puis centaines, puis milliers de personnes qui affluent. Leur nombre est ensuite décuplé en replay. Les chiffres n’ont rien de spectaculaires si on les compare à ceux des Youtubeurs populaires ; mais rares sont ceux capables d’attirer autant d’internautes en s’attardant plus d’1h30 sur des questions de fond, parfois pointues, à partir de leur seule page Facebook, et avec une qualité d’image pour le moins négligée.

On utilise souvent le mot « influenceur » à tort et à travers ; ici le terme semble particulièrement adapté. « Est-ce que l’intellectuel le plus influent de France – et je m’en désole un peu – n’est pas devenu Jean-Marc Jancovici ? » allait jusqu’à demander Aurélien Bellanger dans une de ses chroniques sur France Culture l’an dernier.

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Pourquoi donc le phénomène se produit-il maintenant ?

La « montée » d’une personnalité est souvent liée à un « timing » : événement qui propulse des idées sur le devant de la scène, action ou réalisation très remarquée, publication d’un livre ou d’une œuvre qui raisonne avec l’époque… Pour JMJ, outre le fait que l’explosion de la vidéo en ligne a changé la donne (les 25-49 ans en France passent désormais plus de 30mn par jour sur YouTube, qui a fortement contribué à sa notoriété), la cause est plus simplement à chercher du côté de la montée de l’enjeu climatique : le sujet, qui était encore largement au second plan en 2017, a gagné nettement en considération à partir de 2018, puis a connu une accélération importante en 2019 (lire « Un moment de bascule » publié sur ce site il y a un an).

Un exemple emblématique est le cas des écoles d’ingénieurs, dans lesquelles « les étudiants sont de plus en plus demandeurs de cours sur le changement climatique », écrivait Le Monde il y a quelques mois. « Les élèves polytechniciens, qui se précipitaient aux Mines pour ses cursus en mathématiques, sont désormais plus nombreux à s’orienter vers les questions d’énergie et de climat ». Aux Mines ParisTech, « il y a une prise de conscience sur ces sujets qu’il n’y avait pas il y a trois ans », confirme le directeur des études, Matthieu Mazière. Avoir rendu obligatoire les cours énergie-climat de JMJ en première année depuis 2015 n’y est sans doute pas étranger. Partout ailleurs, la même tendance se confirme.

Depuis plusieurs années, JMJ enchaîne justement les conférences dans les établissements d’enseignement supérieur. Essec, Sciences Po, HEC, Centrale, AgroParisTech, Panthéon Assas, Mines, Telecom Paris, INSTN, ENS, Arts et Métiers, Ecole des Ponts…A la manière d’un politique en campagne, il laboure le terrain (à la différence que lui ne nourrit pas d’ambitions électorales) ; et systématiquement, à en juger par les commentaires sous chacune des vidéos correspondantes, il récolte les mêmes éloges.

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Si l’on cherche à quantifier le phénomène, l’évolution des recherches Google sur le mot clef « Jancovici » montre le franchissement d’un palier en septembre 2019. Mais la « rupture de tendance », pour citer les mots de Jean-Noël Geist, directeur des affaires publiques du Shift Project (le think tank de JMJ, qui « oeuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone »), est encore plus nette si l’on considère justement les statistiques de son think tank, communiquées en mars dernier.

Entre 2018 et 2019, le « Shift », qui a dix ans d’existence, a vu la fréquentation de son site augmenter de 92% et le nombre de ses abonnés grandir de 106% sur Twitter, de 166% sur Youtube, et de 256% sur Linkedin. Les inscriptions quotidiennes sur leur formulaire ont été multipliées par 11 entre avril 2018 et février 2020. Quant au formulaire de leur association de bénévoles, les Shifters, il a vu son nombre d’inscrits journaliers être multiplié par 33 depuis 2016, avec un premier palier franchi en septembre 2018, et un second, bien plus fort, franchi en septembre 2019.

En 2020 le phénomène ne semble pas s’être ralenti. La chaine Youtube de JMJ, créée en 2013, a dépassé en novembre les 100 000 abonnés, de même que sa page Facebook quelques semaines plus tôt. A la même période, son compte Linkedin, où il s’exprime quasi quotidiennement, a franchi le cap des 200 000 abonnés. JMJ fait aujourd’hui partie du petit cercle de personnalités très suivies sur ces trois réseaux sociaux à la fois, malgré des publics très différents. Son influence sur Linkedin, réseau « professionnel » où les convictions personnelles sur les sujets de société sont traditionnellement plutôt évitées, est particulièrement notable. Récemment, un post faisant l’éloge de l’intéressé a d’ailleurs récolté plus de 3400 « likes » – mais rien que du très banal pour JMJ.

Un test intéressant a eu lieu cette année pour mesurer cette influence, au-delà du nombre de « likes » qui n’est pas toujours une valeur sûre : le Shift Project a lancé un crowdfunding dans la perspective de la campagne de 2022 pour financer la production d’un « plan de transformation de l’économie française » destiné à adapter celle-ci à un monde bas carbone. En l’espace de quelques semaines ce sont près de 500 000 euros qui ont été récoltés – une somme très nettement supérieure aux attentes du Shift lui-même, dont l’objectif initial était de dépasser les 100 000 euros, et considérable pour un think tank spécialisé. Avec ce budget, le Shift a enclenché une série d’embauches qui l’amènent à figurer parmi les think tank les plus importants de France en nombre de salariés.

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Enfin, comment ne pas mentionner tout la production humoristique amateure qui s’est créée et se développe autour de l’intéressé ? Celle-ci se rassemble notamment sur une page Facebook, « Jancovici memes », elle-même alimentée par un groupe dédié qui dépasse les 15 000 membres, où chacun peut proposer des montages, souvent simples mais assez drôles ou bien vus – pour qui comprend les références – même s’ils ont naturellement tendance à simplifier les messages de JMJ. En voici quelques échantillons parmi un ensemble qui ne cesse de s’étoffer chaque jour.

Ce foisonnement de memes – ces montages qui caractérisent si bien l’humour Internet – peut sembler anecdotique et superficiel, surtout pour ceux qui sont étrangers à cette culture assez particulière ; je crois, au contraire, qu’il dit quelque chose du phénomène entourant Jean-Marc Jancovici.

Par touches successives, c’est en effet tout un culte, certes largement empreint de second degré, qui s’est mis en place – du détournement de films à partir d’interviews de JMJ jusqu’à un « Janco Bingo », en passant par un mix d’ambiance qui, lui, n’a par exemple plus grand chose de parodique. J’y reviendrai ensuite. Pour l’heure, notons simplement que JMJ, sans n’avoir rien initié en la matière, suscite une créativité sans limites issue de communautés formées spontanément et très engagées. Là encore, très peu de personnalités peuvent en dire autant à ce niveau.

Reste encore à comprendre ce que JMJ a de si spécial pour provoquer tant de réactions de cette nature.

–> Lire la partie 2

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Article de Clément Jeanneau

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