Numérique, Prospective

Trois erreurs d’analyse à éviter sur la monnaie de Facebook

L’annonce par Facebook ce mardi du lancement de sa propre monnaie, le Libra, est largement analysée – à raison – sous l’angle du proto-Etat que devient année après année la création de Mark Zuckerberg.

Si cette évolution vers un « proto-Etat » n’est pas nouvelle – rappelons qu’en 2018 la France avait annoncé que son système d’alerte attentat auprès des citoyens reposerait désormais en partie sur le Safety Check de Facebook, et que l’année précédente le Danemark avait annoncé la création d’un ambassadeur auprès des GAFA – il est évident que l’initiative de battre monnaie, traditionnelle chasse-gardée des Etats, marque une nouvelle étape, historique, dans la trajectoire de Facebook.

Pour autant, cet événement mérite d’être regardé aussi sous un autre angle.

Une bataille se joue sous nos yeux sans qu’elle fasse (encore) les gros titres. C’est l’éléphant dans la pièce.

Quelle sera la monnaie de référence dans l’espace numérique ?

Internet est né et a grandi sans monnaie native.

Dans les années 1990 et encore au début des années 2000, l’idée d’inscrire ses coordonnées de carte bancaire sur un site Internet était vue comme périlleuse, si ce n’est déconseillée. Au fil du temps, l’acte d’acheter sur Internet s’est banalisé, tout comme la gestion de ses comptes bancaires en ligne, notamment les transferts d’argent.

Pour autant, si ces actions s’effectuent bien sur Internet, elles ne consistent qu’en la numérisation de processus existants : la monnaie utilisée en ligne reste celle de la vie de tous les jours (euro, dollar, etc.). Les monnaies de référence sur Internet sont aujourd’hui les monnaies de référence dans le monde physique.

Trente ans après l’invention du web, la création par Facebook de sa propre monnaie numérique pourrait venir bouleverser cette donne. Mais gare aux raccourcis simplificateurs…

Trois erreurs d’analyse à éviter

Face à l’arrivée du Libra, trois erreurs d’analyse doivent être évitées.

1- La première erreur serait de croire que Facebook crée une nouvelle innovation sur un terrain vierge. Le Libra est peut-être inédit dans sa force de frappe, via les milliards d’utilisateurs de Facebook, Whatsapp et Instagram (trois applications que Facebook souhaite fusionner), mais ne l’est pas dans sa nature.

Certes, le Libra se différencie fondamentalement des services de transferts d’argent comme Paypal, puisque le Libra sera, lui, un nouvel actif à part entière (dont le cours sera indexé sur la moyenne d’un panier de devises).

Mais Facebook arrive sur un terrain déjà existant, qui a largement commencé à être labouré.

Il y a dix ans, soit vingt ans après l’invention du web, une monnaie numérique apparaissait : le bitcoin. Ce n’était pas la première tentative en la matière, mais elle est la seule qui a duré. Sa valeur de marché avoisine aujourd’hui les 160 milliards de dollars.

Ne s’agit-il pourtant pas d’une bulle sans fondement, comme on l’a si souvent entendu ? C’est effectivement la thèse d’une large partie des économistes invités à s’exprimer sur le sujet, jusqu’à Jean Tirole, prix Nobel d’économie (même si certains reconnaissent, comme Jean-Marc Daniel, « ne pas maîtriser » le sujet). Une recherche dans les archives de The Economist révèle d’ailleurs que les articles affirmant que « le bitcoin est une bulle sur le point d’éclater » sont publiés par le magazine sans discontinuer depuis près de huit ans– et ce dès 2011, quand celui-ci ne valait que quelques centimes de dollars.

Dix ans après sa création, une grande partie des experts économiques semblent encore réticents à l’idée de creuser, au-delà des poncifs, ce qui fait la spécificité de Bitcoin – qui n’a jamais été aussi vivant. Résumons (très) rapidement : en s’appuyant sur différents mécanismes ayant notamment trait à la cryptographie et la théorie des jeux, le bitcoin constitue un actif rare, programmable, fongible, divisible, transférable à quiconque dans le monde entier en quelques minutes, à faible coût, de façon sécurisée et transparente.

En outre – et c’est son atout fondamental – Bitcoin est dit permissionless.

Ce même principe était au cœur d’Internet avant qu’il ne se retrouve sous la coupe de quelques géants. Comme l’expliquait en 2017 Henri Verdier, désormais ambassadeur de France pour le numérique, « Internet a permis la « permissionless innovation », l’innovation sans autorisation préalable. Ce réseau a permis, depuis des décennies, aux innovateurs de créer et de bousculer le vieux monde économique sans avoir à lui demander de permission préalable ».

Dans le cas du bitcoin, cela signifie deux choses. D’une part, il n’est nul besoin de demander la permission pour en acquérir, en stocker ou en transférer : le bitcoin est ouvert à tout citoyen, partout dans le monde. D’autre part, le caractère ouvert de son protocole permet à tout un chacun de participer à son mécanisme et de créer des applications sans en demander de permission.

Ce caractère « permissionless » est un retour à l’esprit originel d’Internet avant son ultra-concentration entre les mains des GAFA, et un moteur d’innovation particulièrement puissant sur le long terme. Suite à sa création, le bitcoin a d’ailleurs vu en dix ans le nombre de ses concurrents ou alternatives se multiplier. Si la majorité de ces alternatives ne présente pas d’intérêt particulier, certaines ont le mérite de proposer (ou d’avoir tenté) des modèles différents, fondés sur d’autres propositions de valeur.

En résumé, le bitcoin constitue la première véritable monnaie adaptée à l’espace numérique : nativement numérique, mondiale par nature, ouverte à tous, indépendante de toute entreprise ou Etat.

C’est dans ce contexte qu’arrive le Libra, qui constitue un objet numérique tout à fait différent.

2- La deuxième erreur serait de considérer que le Libra est un nouvel avatar du bitcoin.

Le Libra et le bitcoin sont deux monnaies que tout oppose, si ce n’est qu’elles sont toutes deux numériques. Or la distinction entre monnaies traditionnelles d’une part (euro, dollar…) et monnaies numériques d’autre part est obsolète.

Et ce pour trois raisons :

* D’abord parce qu’on peut tout à fait imaginer qu’une monnaie traditionnelle comme l’euro effectue sa « transformation digitale ». La tendance structurelle actuelle mène déjà à une disparition du cash et une « numérisation » toujours plus importante de la monnaie. L’étape suivante, logique, pourrait être la création d’un e-euro (ou équivalent pour les autres monnaies). Cette hypothèse est déjà explorée par une large partie – si ce n’est déjà la majorité – des banques centrales dans le monde. Christine Lagarde, directrice du FMI, a d’ailleurs livré fin 2018 un véritable plaidoyer pour des monnaies numériques émises par les banques centrales. 

* Ensuite parce que la monnaie de Facebook sera (du moins pour commencer) un « dérivé » de monnaies traditionnelles : sa valeur sera liée à un panier de devises (dollar, euro, livre sterling, yen…). Facebook ne rompt donc pas avec les monnaies traditionnelles : il crée « simplement » un système fondé sur les monnaies traditionnelles et plus adapté à un espace numérique qui est mondial par nature. Mais son modèle est très différent de celui du bitcoin qui, lui, est né avec son propre système monétaire indépendant, nativement numérique.

* Enfin, et surtout, parce que le Libra a été créé et est contrôlé par une entreprise privée – ou un groupement d’entreprises privées – ce qui est exactement l’inverse du bitcoin.

Et c’est là que réside tout l’enjeu. Bitcoin est un commun ; le Libra est tout l’inverse. Le danger du Libra est que les acteurs qui le contrôlent puissent censurer des transactions, bloquer l’accès à des comptes, se plier aux exigences légitimes ou non de certains gouvernements, et, plus simplement, surveiller les usages des utilisateurs – tout ceci parce que ce contrôle restera centralisé, à l’inverse de la décentralisation de Bitcoin construite « by design ».

Or ce danger n’est pas simplement hypothétique. Comme l’explique l’auteur Andreas Antonopoulos, il est bien évident que Facebook ne jouera pas avec le feu et suivra au pied de la lettre, par exemple, les consignes du Trésor américain de ne pas autoriser tel ou tel transfert d’argent vers des pays, entreprises ou individus considérés comme « ennemis » des Etats-Unis. Ce faisant, le Libra aura de facto certaines frontières, et ne sera donc pas « mondial » ni « ouvert à tous ». Et ce d’autant plus que cette logique s’applique partout dans le monde ; or chaque juridiction a ses propres règles, que Facebook devra respecter. « Facebook fonctionne comme une entreprise sans frontières à de nombreux égards, mais ne pourra pas fonctionner ainsi avec la monnaie : [or il lui sera très compliqué de] respecter les régulations financières pour 2 milliards de clients répartis dans 194 pays » pronostique à raison Antonopoulos.

Qu’une entreprise émette sa propre monnaie n’est donc pas le problème fondamental : cela peut être vu positivement, négativement ou ni l’un ni l’autre selon les appréciations de chacun. Ce phénomène, bien que rare aujourd’hui, est en tout cas loin d’être inédit : au XVIIe siècle, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (connue pour avoir été « l’une des entreprises capitalistes les plus puissantes qui aient jamais existé ») avait par exemple battu monnaie.

Le problème fondamental tient au fait qu’Internet est un bien public et doit le rester. C’est d’ailleurs l’avis qu’exprimait il y a un an et demi Henri Verdier.

Or l’émergence du Libra – ou des futures monnaies numériques créées par d’autres géants – constitue une nouvelle menace à l’égard d’Internet comme bien public (comme l’a été la fin de la neutralité du net aux Etats-Unis ou comme l’est le « jardin fermé » constitué par Apple avec l’App Store sur Iphone). Si le Libra venait à s’imposer comme une monnaie de référence sur Internet – ce qui est loin d’être évident mais ce qui est une hypothèse à considérer tout de même sérieusement -, c’est tout un pan de l’économie numérique qui aura été privatisé. Ce faisant, c’est la liberté propre à l’espace numérique qui se trouvera menacée, tout autant que se renforcera un capitalisme de surveillance toujours plus dangereux.

La question clef : quel Internet voulons-nous ?

Internet a permis à tout un chacun – ce qui a initialement suscité scepticisme et oppositions – de créer, publier, conserver et échanger des contenus nativement numériques sans avoir à en demander la permission. Bitcoin permet à tout un chacun – ce qui suscite aujourd’hui scepticisme et oppositions – d’acquérir, recevoir, conserver, échanger de la valeur nativement numérique, et participer à son mécanisme, sans avoir à en demander la permission.

Bitcoin correspond aux valeurs d’Internet ; plus encore, il en constitue le prolongement naturel.

Mais il s’agit désormais plus que de cela : il s’agit de sauver Internet du virage orwellien que le réseau a pris depuis quelques années.

Bitcoin n’est pas parfait. Il a ses revers. Mais Internet avait les siens, et en a encore aujourd’hui (qu’ils soient originels ou plus récents). Son utilité fondamentale est-elle pour autant être remise en cause ?

3- La troisième erreur serait de se focaliser (uniquement) sur la question d’un éventuel démantèlement de Facebook.

Cette question est importante mais n’est pas la question fondamentale.

Se contenter d’appeler au démantèlement de Facebook ne peut pas être une stratégie gagnante sur le moyen – long terme.

* D’abord parce que l’initiative de Facebook en appelle d’autres. D’autres acteurs du numérique suivront probablement (sauf échec du Libra). Amazon semble face à un boulevard : on aurait d’ailleurs pu imaginer qu’il soit le premier géant technologique à se lancer dans cette aventure tant elle semble taillée pour lui (le e-commerce étant le cœur de son modèle). Au passage, il faut souligner une certaine audace de Facebook (ou plus précisément de Mark Zuckerberg puisque des échos indiquent que la n°2 de Facebook, Sheryl Sandberg, et le CTO du groupe, sont sceptiques sur le projet) : ce projet constitue a priori une prise de risques non-négligeable pour un acteur économique aussi important, puisque les velléités de démantèlement, déjà présentes, ne devraient que se renforcer.

Mais avec la création possible, si ce n’est probable, d’autres monnaies numériques par d’autres entreprises que Facebook, vouloir démanteler chaque géant numérique qui participera à son tour à ce phénomène (…qui pourrait peu à peu se banaliser) est-il réellement une stratégie viable ?

* Ensuite, et surtout, parce que se focaliser sur l’éventuel démantèlement de Facebook revient à se focaliser sur l’arbre qui cache la forêt.

Facebook est le premier géant technologique à faire le pont entre l’économie numérique actuelle – dont il est le représentant phare avec les autres GAFA – et la nouvelle économie numérique qui émerge – dans laquelle il n’avait pas encore mis les pieds.

Cette nouvelle économie numérique – qui fera l’objet d’un prochain article plus complet sur ce site – repose sur de nouveaux fondements technologiques (cryptomonnaies et nouveaux types de plateformes comme Ethereum) mais aussi économiques (nouveaux modèles) et sociaux (nouvelles formes d’organisations).

Nous sommes au tout début d’un mouvement de fond : en ce sens, l’initiative de Facebook, bien que sa monnaie ne doive pas être considérée comme une véritable cryptomonnaie (elle n’en présente pas les caractéristiques fondamentales : ouverture à tous, caractère mondial, etc.), est un début (l’entrée dans cette nouvelle économie numérique), et non une fin (comme on pourrait le penser en considérant sa monnaie comme le parachèvement de sa « proto-Etatisation »).

En rester à la question du démantèlement ne permet pas de préparer l’avenir : cela permet seulement de (tenter de) protéger le passé. C’est regarder le numérique uniquement sous un prisme défensif, sous l’angle des risques, sans percevoir les opportunités qu’il peut ouvrir. C’est prendre le risque de se condamner à être une nouvelle fois spectateur, et non acteur majeur, d’une grande vague d’innovations, alors même que celle-ci correspond aux valeurs défendues publiquement par nos représentants : Internet comme bien public, l’ouverture à tous, la volonté de limiter le capitalisme de surveillance, etc.

Conclusion

Internet a besoin d’une monnaie mondiale, ouverte à tous, qui ne soit pas contrôlée par un géant privé (ni par un Etat).


Cette monnaie existe déjà. Le cofondateur et PDG de Twitter le dit lui-même : « Internet aura sa monnaie native. Cela ne viendra d’aucun acteur ou institution spécifique, et cela ne sera empêché par aucun acteur ou institution spécifique (…) Je n’ai vu aucune autre monnaie capable de défier Bitcoin à travers toutes ses dimensions. Bitcoin est construit avec les bons principes, les principes d’Internet, c’est-à-dire un monde connecté dans lequel tout le monde peut participer et où tout le monde a un accès égal. »

Dès lors, plutôt que de chercher à faire comme si les cryptomonnaies n’existaient pas (au mieux), ou essayer de les freiner en tentant de créer une éphémère ligne Maginot (au pire), une stratégie plus intelligente serait d’en tirer le meilleur tout en essayant d’en limiter les revers.

Les cryptomonnaies ouvrent la voie à une nouvelle économie numérique, qui fait émerger de nouveaux modèles d’affaire, de nouvelles verticales, de nouveaux champions. De multiples opportunités s’ouvrent pour les entrepreneurs et les pays qui sauront les exploiter suffisamment tôt. Pensons par exemple à la startup française Ledger, reconnue mondialement, qui conçoit des mini coffre-forts pour cryptomonnaies et qui a fait le choix d’industrialiser sa production en France, créant d’ores et déjà des dizaines d’emplois notamment à Vierzon, en Sologne.

Il serait d’autant plus dommageable de ne pas chercher à entrer de plein pied dans cette nouvelle économie numérique que celle-ci a toutes les chances de sortir renforcée suite à l’initiative de Facebook : le Libra ne devrait en effet pas menacer le bitcoin – dont la proposition de valeur est radicalement différente -, mais au contraire légitimer celui-ci et les cryptomonnaies en général, et, par ricochet, favoriser leur développement…précipitant ainsi la nécessité, pour les pays souhaitant faire émerger des écosystèmes leaders sur ce nouveau terrain, d’investir celui-ci sans attendre.

In fine, l’initiative de Facebook ne doit pas mener à un unique réflexe défensif et anti-GAFA, mais servir d’électrochoc pour nous inciter à investir collectivement (acteurs politiques, entreprises, chercheurs, citoyens, entrepreneurs, intellectuels…) cette nouvelle économie, afin de ne pas reproduire la passivité dont nous avons fait preuve par le passé vis-à-vis des actuels géants du numérique.

Clément Jeanneau

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