C’est l’une des vidéos du moment, de celles dont on se passe le mot, qui récolte éloges et superlatifs sur les réseaux sociaux. « Alstom : la France vendue à la découpe ? » : depuis sa mise en ligne début juillet, cette interview de Frédéric Pierucci, ex-cadre d’Alstom, a dépassé les 700 000 vues, une prouesse pour une interview géopolitique de plus de 2 heures.
Son succès – qui continuera certainement de grandir ces prochaines semaines – tient bien sûr en large partie à son sujet. L’affaire de la vente d’Alstom à l’américain General Electric (qui avait déjà été relatée bien avant cette vidéo, et fait l’objet d’un documentaire) a tout du thriller fascinant, mêlant espionnage, affaire d’Etat, intelligence économique…tout en abordant des sujets capitaux (souveraineté, Europe, relation avec les Etats-Unis, etc.).
Mais il y a autre chose. Le succès de cet entretien est directement lié, aussi, au média qui en est à l’origine : Thinkerview.
Thinkerview n’est pas une nouveauté dans le paysage des nouveaux médias en ligne. Lancée en 2013, cette chaîne YouTube, qui s’est fait une spécialité de diffuser de longs entretiens (1h30, parfois même 2h) en direct, puis en streaming, de personnalités aux points de vue souvent « alternatifs » sur des sujets variés (géopolitique, numérique, écologie, finance, journalisme…), a cependant mis plusieurs années avant de percer au-delà de son cercle d’habitués.
Depuis l’an dernier, et surtout depuis ces derniers mois, la chaîne décolle : de 150 000 abonnés sur Youtube en juin 2018, elle passe à 200 000 en octobre puis double ce chiffre en neuf mois avec 400 000 abonnés en juillet 2019. A titre de comparaison, Cash Investigation en est à 270 000, C à vous 300 000, Quotidien 400 000, On n’est pas couché 500 000. Thinkerview devrait dépasser la barre des 500 000 d’ici cet automne.
Depuis janvier 2019, les chiffres indiquent entre 2 et 3 millions de vidéos vues par mois.
La popularité de Thinkerview, encore limitée il y a quelques temps, ne peut plus être considérée comme anecdotique, ni comme un feu de paille comme Internet a l’habitude d’en produire.
Alain Juillet, ancien directeur du renseignement à la DGSE, interviewé par la chaîne l’an dernier, raconte ainsi avoir « découvert un monde à l’impact effarant. J’avais déjà fait des passages télé, mais jamais connu ça. Des gens m’arrêtent depuis dans la rue parce qu’ils m’ont vu sur ThinkerView. »
Tout indique que la chaîne est partie pour s’installer durablement et, plus encore, qu’elle continuera à gagner en importance au fil du temps.

Thinkerview suscite pourtant un certain nombre d’agacements et de critiques, qui tiennent en large partie à son intervieweur. Celui qui se fait appeler Sky et qui tient à rester anonyme (même si quelques recherches suffisent à retrouver nom, mail personnel, etc.) fait grincer quelques dents : sa façon tantôt nonchalante tantôt agressive de mener ses entretiens, son prisme complotiste ou son choix d’accueillir certaines personnalités controversées sont des critiques récurrentes à son égard, pas dénuées de vérité.

Mais plutôt qu’un simple questionnement binaire « pour ou contre Thinkerview » (à l’évidence, il y a du bon et du moins bon, et rejeter le tout serait passer à côté de certains entretiens passionnants, comme, outre celui sur Alstom, celui de l’économiste Gaël Giraud sur l’écologie), il est plus important de se demander pourquoi la chaîne prospère autant. En la matière, le plus simple est d’abord d’écouter ceux qui la suivent :




…ainsi que ceux qui y sont invités :


Si Thinkerview est populaire, c’est parce que la chaîne répond à un besoin – celui exprimé ci-dessus.
Comprendre le succès de Thinkerview implique de comprendre ce besoin initial. Il y avait plusieurs manières d’y répondre. Thinkerview en a proposé une ; force est de reconnaître qu’il l’a très bien exécuté, que l’on partage ou non les opinions qui y sont véhiculées.
Le manque initial est bien sûr loin d’être comblé par cette seule chaîne, ce qui signifie qu’il y a de place pour d’autres initiatives, avec leur propre ton, leur propre style, leur propre ligne éditoriale…Tenter de répliquer le modèle de Thinkerview tel quel n’aurait pas grand sens, mais chercher à répondre (différemment) au même besoin garde toute sa pertinence.
Un média atypique…et pourtant typique de l’ère numérique
Le succès de Thinkerview est intéressant parce qu’il vient affronter directement la représentation commune d’un « média Internet » aujourd’hui. A l’ère des vidéos courtes façon Brut et Konbini, de la course à l’audience d’un Melty, et de la « production de contenus » orientée « junk news (pratiquée par toujours plus de magazines en ligne), nous voici en présence d’un média gratuit qui a fait le choix du très long format, dédié à l’analyse, sur des sujets parfois arides…et qui cartonne.
Diantre ! Nous aurait-on menti ? Le web ne serait donc pas forcément synonyme de buzz, formats courts, instantanéité ? Les sujets de fond, la réflexion, le temps long ne serait donc pas la chasse gardée des médias traditionnels (et/ou payants) ? Thinkerview force à revoir certaines représentations parfois solidement ancrées. Oui, les internautes – ou du moins certains – sont bel et bien capables de rester attentifs, et même captivés, sur un même contenu pendant 1h, 2h, et même plus… :

Bien qu’en décalage avec l’idée que l’on se fait généralement d’un média gratuit sur Internet, Thinkerview correspond en réalité parfaitement à l’ère numérique :
1 – Il se nourrit de la défiance vis-à-vis des médias et plus généralement des institutions – conjuguée à un intérêt porté à l’actualité qui ne faiblit pas – en donnant la parole, via à des outils numériques classiques (YouTube, Facebook, Twitter…) et moins classiques (PeerTube, Mastodon), à des personnalités souvent critiques et peu entendues dans le paysage médiatique traditionnel. Ce faisant, il propose un discours alternatif, qui plait.
Il est donc le produit de ce contexte particulier, cette société de la défiance qui est encore plus forte en France qu’ailleurs, le numérique étant ici un levier.
A cet égard, notons que l’une des propositions de valeur phares de la chaîne réside dans l’absence de tout montage post-interviews : après leur diffusion en direct, les vidéos ne sont pas coupées lorsqu’elles deviennent ensuite accessibles en streaming. Cette transparence, qui empêche toute manipulation, s’inscrit entièrement dans le besoin issu de la société de défiance.
2 – Il s’appuie sur le désir, puissant, d’entendre des idées non-politiquement correctes, parfois dérangeantes, par opposition aux idées jugées trop convenues, plates, répétitives, de nombreuses émissions habituelles abordant des sujets de fond.

Le numérique est ici exploité comme terrain d’expression et de création libre (via le format vidéo) – à l’instar de la vague des blogs dans les années 2005-2010 (format écrit) et de la progression plus récente des podcasts (format audio) – pour combler un manque insuffisamment adressé par les émissions habituelles, qui s’essoufflent.
En la matière, l’arrêt de l’émission « Ce soir (ou jamais !) » sur France TV en 2016 a marqué une nouvelle étape, étant considérée comme la dernière à proposer des débats de fond, en direct, où des invités aux idées parfois non-conventionnelles disposaient d’un temps rare à la télévision pour s’exprimer. Notons d’ailleurs que « Ce soir (ou jamais !) » recevait des critiques similaires à celles reçues par Thinkerview aujourd’hui (invités jugés trop « limites » ou extrêmes, propos parfois trop peu recadrés, etc.). Le fait que Frédéric Taddeï, l’animateur de l’émission, n’ait trouvé aucun autre point de chute que la controversée chaîne russe RT pour proposer une émission dans le même esprit n’est d’ailleurs pas anodin.

3 – Plus qu’un média réalisant des vidéos en ligne, Thinkerview est une communauté de milliers d’internautes, fidèles à la chaîne, et pour une partie d’entre eux soutiens actifs. C’est avant tout en cela, et non simplement par son usage intelligent des outils numériques, qu’il s’agit d’un média typique de l’ère numérique, et ainsi qu’il préfigure un certain avenir des médias.
Thinkerview est le média typique de « L’Age de la Multitude », du nom de l’ouvrage passionnant de Nicolas Colin et d’Henri Verdier publié en 2012 qui développe l’idée que le fait majeur de la révolution numérique, bien au-delà de la simple technologie, est la libération d’un potentiel nouveau, celui de la « multitude » d’internautes, à considérer comme un actif d’une puissance inédite. Dès lors, l’enjeu stratégique est de parvenir à susciter et exploiter le potentiel de cette multitude (ce qui amène les auteurs à parler du concept de « sur-traitance »).
Thinkerview est loin d’être le premier média à avoir tenté d’exploiter cette multitude. La vague des « médias participatifs » dans les années 2005-2010 (LePost, Agoravox, Rue89) suivait ce chemin. Mais le modèle s’est essoufflé au bout de quelques années et cette vague s’est éteinte au début des années 2010.
Là où les sites comme LePost et Agoravox faisaient produire du contenu aux internautes, Thinkerview garde la main sur le contenu et bénéficie autrement de la multitude qui l’entoure.
L’actif principal et différenciant de Thinkerview : sa communauté
La communauté entourant Thinkerview entre bien dans le paradigme présenté par N. Colin et H. Verdier. Concrètement, elle se manifeste par :
* Des actions simples et spontanées de communication sur les réseaux sociaux (et via du bouche-à-oreille classique) pour partager les vidéos et recommander la chaîne, permettant ainsi de la faire connaître à toujours plus de nouvelles personnes.
* Du fact-checking collaboratif en direct, via la plateforme CaptainFact, pour vérifier pendant les interviews que les invités appuient leurs propos sur des faits réels.
* De l’aide apportée à l’animateur pour proposer et parfois contacter des invités potentiels. La force de la communauté est ici celle du réseau personnel de chacun de ses membres.
Et de fait, cela fonctionne. La chaîne est aujourd’hui capable de faire venir des invités de marque. Elle n’est plus réduite à un panel restreint d’invités boudés par les grands médias et en recherche de lumière. Edgar Morin, Jean-Luc Mélenchon, Elise Lucet, Lilian Thuram, Arnaud Montebourg, Mounir Mahjoubi (lorsqu’il était au gouvernement) ou encore Yanis Varoufakis se sont ainsi pliés aux règles du jeu de la chaîne.

* Un soutien financier, qui permet à la chaîne de récolter plus de 20 000 euros par mois de la part de 2631 internautes (soit une moyenne de 7.6 euros mensuel par contributeur). Ce montant, qui ne fait qu’augmenter (il était de 17 000 euros il y a trois mois), permet depuis peu de rémunérer l’animateur (environ 2200 euros par mois, indique-t-il) et l’équipe technique, et de rendre le média rentable (« on a besoin de 14 700 euros pour ne pas être dans le rouge »).
Les dons sont apportés via la plateforme Tipeee, d’où le terme « tipper » :


Un cas d’école en marketing
La construction de cette communauté très engagée rejoint les analyses du « gourou du marketing » Seth Godin, que l’on peut appliquer ici à l’univers médiatique.
Celui-ci considère (comme déjà écrit dans un précédent article) que « cela n’a plus de sens de vouloir plaire à tout le monde. Plus aucun produit ou service ne peut avoir cette ambition. Les marques doivent concentrer leurs efforts sur un petit nombre de clients, et susciter leur engagement. Et pour cela, elles ne doivent plus hésiter à être avant-gardistes, à prendre des risques, à oser les extrêmes ».
Thinkerview n’a pas été construit comme un business mais ce propos reste applicable. La chaîne gagne de l’argent grâce à ceux qui la « consomment » et suscite leur engagement grâce une marque forte : valeurs non consensuelles (défiance vis-à-vis de l’Etat, des médias, culture de la remise en question…), mise en avant de personnalités et idées en marge (parfois controversées), forme de théâtralité avec son fond noir et son générique hypnotisant, récurrence de la même question d’introduction (« bonjour, nous vous recevons pour une chaine Youtube qui s’appelle Thinkerview, pouvez-vous vous présenter su-ccin-te-ment » qui relève d’ailleurs plus de l’injonction que de la demande), tous ces éléments créant une adhésion très nette chez certains et des rejets marqués chez d’autres.
Seth Godin considère d’ailleurs que « la plupart des marketeurs ne prennent pas la peine de mesurer ce qui compte vraiment: la confiance; les attentes; être manqué lorsqu’on s’absente. » Là encore, l’analyse peut s’appliquer à Thinkerview. Chaque nouvelle émission, annoncée peu avant, constitue ainsi un petit événement pour les suiveurs assidus :

Combien d’émissions peuvent-elles en dire autant ? Combien suscitent-elles une adhésion telle que certains spectateurs non-rassasiés cherchent à savoir s’il existe des équivalents hors de France ?

Thinkerview valide ainsi la théorie des « 1000 vrais fans » de l’auteur américain Kevin Kelly : pour vivre en tant que créateur indépendant, il n’est pas nécessaire d’avoir des millions de suiveurs mais de pouvoir compter sur 1 000 fans capables de s’engager fortement, en particulier en mettant la main au portefeuille. Dès lors, plutôt que de chercher à créer le consensus pour intéresser le plus grand nombre, mieux vaut essayer de d’abord de plaire fortement à un nombre limité d’individus, sans s’inquiéter de déplaire à beaucoup d’autres. Le mot se répandra ensuite, conduisant naturellement à croître. « Vouloir parler à tout le monde revient à ne parler à personne » tranche Seth Godin, pour qui chercher à plaire à tous conduit à « faire des choses moyennes pour des gens moyens ».
Un aperçu du futur des médias
Comme l’explique Nicolas Colin, au XXe siècle l’industrie des médias s’est convertie, comme les autres industries, au paradigme dominant de la production de masse. « La télévision, la radio et la presse écrite se sont massifiées. Tous ces secteurs se sont concentrés autour d’un oligopole de quelques acteurs dominants. »
Cette massification des médias s’est produite par nécessité, pour absorber le coût élevé de la distribution. « Être un média au XXe siècle, ça voulait dire acheter ou louer des fréquences hertziennes ou immobiliser une énorme infrastructure logistique pour l’impression et la distribution de journaux et magazines.
Pour couvrir ce coût fixe élevé de la distribution, il fallait avoir une audience massive. Et comment fait-on ça ? En étant le plus consensuel possible. Pas de place pour l’outrance et la polarisation quand l’objectif est d’être regardé, écouté ou lu par la masse. »
Internet est venu percuter cette donne de plein fouet, en faisant chuter le coût de distribution des contenus. Les barrières à l’entrée se sont effondrées, ouvrant la voie à l’éclosion possible de multiples nouveaux médias n’ayant plus besoin d’être consensuels, pouvant s’adresser à des niches et pouvant être créés par des non-professionnels.
Dès lors, les médias traditionnels se sont retrouvés affaiblis sur leurs deux principales missions, comme l’explique l’Institut Montaigne dans une étude récente : d’une part, sur leur capacité à agir en « gardiens de l’information » (le fait qu’un nombre limité de professionnels informent la majorité des citoyens et décident des informations à présenter), d’autre part, sur leur capacité à organiser le débat public (décider des sujets à débattre).
Le nouveau paradigme qui s’est ouvert rebat (en partie) les cartes. Nicolas Colin met en avant trois traits communs aux médias de demain :
- Des formats
innovants qui exploitent les avantages permis par Internet. C’est le cas de
Thinkerview qui se permet de « casser » la contrainte d’une durée
d’interviews resserrée et minutée, diffuse ses interviews sur plusieurs canaux,
se sert largement de la force des réseaux sociaux, utilise un outil innovant
pour le fact-checking collaboratif en direct, etc.
- « Une relation directe et privilégiée avec une
communauté engagée ». C’est
là aussi le cas de Thinkerview : l’animateur interagit lui-même avec
sa communauté (relation directe) ; cette communauté peut notamment poser
des questions en direct aux invités, agissant ainsi sur le
contenu (relation privilégiée), et est bel et bien engagée comme expliqué
plus haut (soutien financier et non-financier).
- « Une ligne éditoriale subjective, clivante et sans concession. Le journalisme consensuel et “objectif” du XXe siècle était le produit d’une nécessité : le coût élevé de la distribution. Il est aujourd’hui devenu ennuyeux et non-rentable ». Même si Thinkerview se revendique « apolitique » (comprendre : ne prend pas position pour tel ou tel parti), la chaîne s’empare de sujets éminemment politiques, et est bel et bien clivante dans ses choix d’invités, d’angles, de questions. Pour Nicolas Colin, « nous assistons à une révolution copernicienne. L’avenir de l’industrie des médias réside dans la couverture subjective et la polarisation idéologique – comme c’était le cas au XIXe siècle, juste avant l’avènement des médias de masse. »
On voit donc ici pourquoi Thinkerview préfigure l’avenir des médias : il
constitue l’archétype d’un des modèles appelés à se développer à l’avenir.
L’idée n’est pas de dire que ce modèle est l’unique voie à suivre. En France, les quelques réussites de nouveaux médias, qu’ils soient numériques comme Contexte (spécialisé dans les politiques publiques) ou papiers comme Le 1, montrent par exemple qu’il est possible de trouver un lectorat prêt à payer sans pour autant devoir polariser idéologiquement – à condition d’avoir une proposition de valeur claire et différenciante…et de ne pas négliger les formats innovants (cf la grande feuille dépliable du 1, ou les innovations web de Contexte).
Mais plusieurs signes indiquent tout de même que le secteur se dirige dans la direction de ci-dessus. Il n’est pas anodin, par exemple, que depuis l’élection de Trump le Washington Post se soit doté pour la première fois de son histoire d’une devise engagée et percutante (« Democracy dies in darkness »). Tout comme la forte hausse des abonnements au New York Times suite à cette même élection souligne en creux qu’un de ses atouts clefs réside bien dans sa ligne éditoriale subjective et clivante (…pour un pays comme les Etats-Unis). Dans le cas français, on peut penser à l’évolution d’un journal comme Le Monde sur les questions écologiques, qui est, là aussi, significative : en l’espace d’un an, son ton s’est fait nettement plus engagé, notamment via ses choix de Une et de sujets. Sans parler, bien sûr, des médias numériques clivants dont Mediapart est la tête de proue mais n’est pas le seul (Reporterre engagé sur les enjeux écologiques, Next INpact sur les enjeux politiques et juridiques du numérique, etc.).
De même, la renaissance du Washington Post n’est pas étranger à l’accent qu’il met sur les formats innovants, à commencer par la newsletter (format redevenu très à la mode) – dont il en publie près de 60, en s’appuyant sur une équipe à temps plein de 14 salariés – mais aussi, au-delà, avec la multitude d’initiatives conçues par des centaines d’ingénieurs, aussi bien sur l’aspect éditorial que publicitaire. Sans parler de sa stratégie d’ « hyperdistribution » des contenus bien adaptée au monde numérique. Autant d’innovations qui ne remplacent évidemment pas la qualité du contenu mais qui permettent d’exploiter au mieux le tournant numérique plutôt que le subir. Sur le plan éditorial, l’exemple de la relance récente du format des blogs (qui était tombé en désuétude) par le site du journal Le Temps est lui aussi intéressant : ces blogs – présélectionnés et bénéficiant ensuite d’une grande visibilité – sont en effet appelés à couvrir des « thématiques de niches, peu traitées par les médias généralistes alors qu’elles intéressent pourtant un grand nombre de lecteurs ».
Enfin, s’agissant de la construction d’une « relation directe et privilégiée avec une communauté engagée », les grands titres de presse ont été nombreux à lancer des initiatives en ce sens ces dernières années, notamment autour de la notion de « club ». Entre autres exemples, pensons au membership program du Guardian, qui propose notamment l’accès à des débats avec des « plumes » du quotidien, ou encore, dans le cas d’un nouveau média comme Contexte, aux rencontres privées régulières avec des décideurs clefs. Néanmoins en la matière, la marge de manœuvre est probablement encore importante ; l’engagement des communautés reste par exemple peu développé. Beaucoup reste encore à faire, même si cela doit parfois passer par une diversification au-delà du journalisme. Ainsi, l’exemple des événements extrêmement divers (mais en cohérence avec la ligne éditoriale) organisés avec succès par Le Temps témoigne du champ des possibles : visite d’un laboratoire de parfumerie suite à un dossier paru dans le journal, soirée zéro déchet, cours de philosophie pour enfants…Le journal rappelle que « depuis le XVIIIe siècle, la presse a toujours joué un rôle d’animateur de la vie sociale » – une proposition de valeur qui semble avoir plus-que-jamais du sens à l’ère du numérique et de la recherche de lien social.
En pratique, ces initiatives s’appuient toutefois en large partie sur l’existence d’une marque déjà forte. La donne risque donc d’être différente pour les titres moins prestigieux, pris en étau entre les grandes marques historiques et les nouveaux médias de l’ère numérique. Pour eux, le besoin de se réinventer fortement, de se transformer radicalement, risque d’être une question de survie.
Les défis que pose le succès d’un média comme Thinkerview
La popularité d’une chaîne comme Thinkerview n’est pas sans présenter certains risques. Ceux-ci peuvent être reliés, pour une partie d’entre eux, à cette réflexion du blogueur Guillaume Champeau postée récemment sur Twitter :
« Quand il n’y avait pas Internet, tout le monde s’informait avec le 20h de TF1 et/ou quelques journaux, radios et magazines. L’info était biaisée mais on le ressentait peu. Il y avait des référentiels communs de discussion.
C’était une société au mieux de sous-information, au pire de facile manipulation, où discuter d’un sujet entre nous était possible parce qu’on avait tous à peu près les mêmes bases factuelles (biaisées, mais les mêmes). Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, ce qui passe à 15h23 sur BFMTV est contredit à 15h24 sur Facebook, l’édito de RTL de 8h01 est en décalage avec ce qui se dit sur Twitter depuis 7h43, la dépêche AFP de 9h12 est nuancée par un Checknews de 17h35…
On nage dans un océan de points de vue différents, de faits différents, il n’y a plus de référentiel commun dans la réception de l’actualité. Et donc, on n’arrive plus à discuter entre nous. On ne comprend pas le commentaire de celui qui n’a pas les mêmes faits que nous, on s’énerve contre celui qui a un point de vue qu’on ne peut pas admettre sachant ce qu’on sait, croyant ce qu’on croit savoir.
C’est un vrai défi de vie en société. La communication politique reste encore largement ancrée dans les réflexes de quand j’étais petit, de quand l’info était uniforme. On matraque très vite qu’il s’est passé telle chose innommable sans y apporter la moindre nuance, en se disant que ça sera ça l’info, en négligeant que la nuance est déjà là, qu’elle circule, qu’elle circulera, et donc qu’on ne fait que renforcer des colères, là où avant, sans doute, le politique pouvait vouloir mentir ou exagérer pour apaiser, pour contrôler. Ce n’est plus possible.
D’un certain sens, tant mieux. Mais quelle est la bonne réponse à ça ? Comment fait-on société, dans un monde d’information personnalisée ?
Je suis convaincu qu’on n’est qu’aux tous débuts d’une crise planétaire parce qu’Internet, on l’oublie trop souvent, révolutionne la médiatisation comme l’imprimerie l’a fait en son temps. Et qu’il y a, ou y aura, une sorte de convergence des crises, économiques et démocratiques, favorisée par Internet, qui provoque(ra) une envie d’autre chose à tous les niveaux. C’est à la fois inquiétant parce que c’est l’inconnu et passionnant parce que c’est l’inconnu. What a time to be alive. »
Les ilots informationnels et les bulles de pensée ne sont certes pas des nouveautés – comme le dit un internaute, par le passé « celui qui lisait l’Huma n’avait [déjà] pas la même lecture de l’actualité que le lecteur du Figaro » – mais « c’est la vitesse et la capacité à trouver en ligne des clubs d’opinions semblables » qui changent aujourd’hui la donne.
D’ores et déjà, un certain nombre – manifestement croissant – d’internautes semblent privilégier les médias en ligne « alternatifs » comme Thinkerview comme sources d’information quasi-exclusives, considérant qu’ils s’approchent le plus fidèlement d’une « vérité » omise dans les médias traditionnels. Or la pensée véhiculée par ces nouveaux médias est, évidemment, parfois, si ce n’est souvent, aussi biaisée et déformée qu’ailleurs.
Qui-plus-est, la liberté d’expression que les « médias alternatifs » chérissent a parfois des pendants controversés. Citons ici cet extrait d’un article récent des Inrocks : « Thinkerview prend le risque de colporter des contre-vérités. On a récemment reproché à Sky d’avoir laissé un boulevard à l’essayiste d’extrême droite Laurent Obertone ou à l’ancien leader du groupuscule extrémiste noir la “Tribu Ka”, Kemi Seba. “Il a une conception non journalistique de l’interview, critique un participant. Il déroule le tapis rouge, alors qu’à mon sens, couper la parole est une qualité.” »
S’il est assez malhonnête de parler de « boulevard » laissé à Laurent Obertone (il n’y a qu’à lire les commentaires sous son entretien pour s’en rendre compte), il est clair qu’inviter des personnalités avec des idées comme les siennes, nauséabondes, est un choix, certes assumé, mais qui prête le flanc à la critique – cf, entre autres exemples, ce coup de gueule récent du journaliste Olivier Cyran à propos des choix de la chaîne :

Au-delà du débat sur les limites à apporter à la liberté d’expression, chacun se retrouvera en tout cas sur la nécessité d’une (plus grande) éducation à l’esprit critique, et sur la pertinence des médias qui conservent un travail journalistique solide et rigoureux (même si jamais infaillible ni neutre) pour trier, sélectionner, remettre en perspective. A condition – et c’est là que le bât blesse parfois – de ne pas s’enfermer dans une même bulle de pensée (sauf si c’est assumé)…
Pour autant, attention tout de même :
- La parole des grands médias est considérée avec moins de crédulité qu’auparavant, à l’heure où il devient possible d’aller vérifier leurs dires – ou leurs oublis – en un clic, et où leur parole est concurrencée par de multiples autres sources d’information. Plus encore : en cas d’erreur, les faux pas se paient plus cher, précisément parce que la promesse des grands médias historiques est justement de servir de rempart aux fake news et aux manipulations de l’information – promesse en réalité difficilement tenable en permanence. Il y a (pour le moment) plus d’indulgence envers les nouveaux médias sur ces questions car ceux-ci ne se placent pas sur le même créneau, n’ont pas la même proposition de valeur. Dès lors, pour les médias traditionnels, l’honnêteté (dont la capacité à reconnaître ses erreurs, ce qui implique de l’humilité) devient plus cruciale que jamais.
- Les fake news peuvent devenir un piège pour les médias historiques qui courent le risque, en faisant de celles-ci leur combat prioritaire, de s’enfermer dans un rôle de « vérificateurs » – qui s’avère en outre parfois bancal, puisqu’en pratique on constate que certains services de fact-checking ne vérifient pas que des faits mais aussi des opinions, et ouvrent ainsi la voie à des critiques en raison d’une confusion sur leur rôle (Checknews de Libération se définit d’ailleurs aujourd’hui comme un « service de questions/réponses qui amène à faire parfois autre chose que du factchecking »)
- Dès lors, comment se positionner pour les médias historiques ? Outre le besoin évident de contextualisation et d’analyse, il est impératif de ne pas laisser la sérendipité aux seuls nouveaux médias numériques. La sociologue Monique Dagnaud estimait ainsi (il y a dix ans !) qu’« Internet transforme le rapport à l’écrit : nous nous y livrons à ce qu’on appelle «des explorations curieuses». C’est la sérendipité : nous trouvons quelque chose que nous ne cherchions pas au départ, avec un résultat jouissif. Quand vous ouvrez un journal papier, vous savez à quoi vous attendre ; sur Internet, il y a l’exploration curieuse, c’est très important, notamment chez les jeunes. »
Même si cette sérendipité est favorisée par la nature même d’Internet, via les hyperliens (qui ne s’est pas déjà « perdu » sur Wikipédia en passant de liens en liens, à partir d’une seule recherche initiale ?), les médias historiques peuvent tout à fait y mettre également l’accent – et pas seulement dans le choix des sujets, mais aussi dans celui des invités appelés à s’exprimer. Le succès de Thinkerview est ainsi directement lié à son ouverture à des personnalités, et donc des idées, qui ont parfois du mal à se faire un chemin dans les canaux médiatiques classiques (soit parce que ces personnalités n’y sont pas invitées, soit parce qu’elles n’ontpas le temps d’y développer leur propos). Thinkerview est regardée pour ce côté « pas vu / lu / entendu ailleurs » et pour découvrir de nouvelles personnalités ayant le temps de s’exprimer, par opposition à certaines émissions qui invitent simplement…les invités des autres émissions, dans une logique de vase clos, et qui laissent trop rarement le temps de développer des idées. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de voir certaines émissions, notamment politiques, s’essouffler.

- Enfin, puisque l’on associe souvent fake news et réseaux sociaux, les médias traditionnels doivent veiller à ce que leur combat contre les fake news ne se transforme pas en combat contre les réseaux sociaux – fréquemment dépeints de façon négative, en particulier à la télévision. On voit mal, en effet, comment le développement de formats innovants et (surtout) la construction de communautés engagées pourraient se passer totalement de ces réseaux sociaux…
Pourquoi Thinkerview est utile
Dans son étude récente sur la polarisation du paysage médiatique français, l’Institut Montaigne écrivait en conclusion que cette « polarisation s’observe sur un axe vertical opposant les institutionnels aux « anti-élites », plutôt que sur une opposition horizontale entre la droite et la gauche » (à l’inverse, par exemple, de l’espace médiatique américain, polarisé sur l’opposition « progressistes » vs conservateurs).
Thinkerview correspond bien à cette analyse puisqu’il se place sur la critique des élites et interroge des personnalités aux idées de gauche (souvent) et de droite (parfois) – il est d’ailleurs parfois dépeint comme pro-extrême gauche, parfois comme pro-extrême droite (affirmation du reste fortement débattue).
Le biais complotiste de certaines questions posées par Thinkerview, et le choix de certains invités, sont un repoussoir pour un certain nombre d’internautes, qui rejettent ce média (…lui-même ne cherchant en rien à les attirer en retour).
L’apport d’un média comme Thinkerview, malgré ses défauts (dont, également, l’intérêt très hétérogène des vidéos), et sans cautionner tous ses choix, est pourtant réel, à au moins deux égards :
1- Pour découvrir des idées (encore) peu entendues ailleurs, et/ou repérer des signaux faibles, puisqu’« étendre son regard, notamment pour repérer des mouvements émergents, implique souvent d’observer les marges » (extrait de l’article « Pourquoi les prédictions sont souvent fausses ») – or Thinkerview s’est fait une spécialité d’interroger ces marges, souvent mieux que des médias grands publics traditionnels. En témoigne ainsi ce commentaire, en réponse à un article de FranceTVInfo sur Thinkerview :

L’ex-cadre d’UBS Stéphanie Gibaud (qui avait dénoncé les pratiques de fraude fiscale du groupe) parle d’ailleurs d’une « chaîne lanceuse d’alerte ».
2- Sans même penser au futur, ce média « alternatif » offre, en complément de médias « classiques », des clefs de lecture intéressantes pour comprendre le présent. A cet égard, l’analyse du traitement médiatique du mouvement des Gilets jaunes réalisé par le Médialab de Sciences Po mérite l’attention. Le Médialab a analysé 70 000 articles de 391 médias sur une période de septembre 2018 à février 2019, et en a tiré cette conclusion : les médias historiques, traditionnels « se sont principalement préoccupés des conséquences du mouvement pour le gouvernement, les partis politiques, et le maintien de l’ordre », alors que « la question des valeurs et des demandes des Gilets jaunes » a été traitée en priorité par les médias alternatifs et/ou nouveaux médias. Or comment comprendre ce mouvement sans se préoccuper en premier lieu (et non en aparté, ou de façon secondaire) de ses demandes et des raisons de son émergence ?
Au fond, une nouvelle étape sera franchie lorsqu’il sera question de Thinkerview dans les médias non plus simplement pour parler de la chaîne en général (ou de la personnalité de son intervieweur), comme cela a été fait ces derniers mois, mais pour apporter des analyses critiques sur le fond de certaines vidéos. Gageons que cela se produira tôt ou tard. Ce sera alors, certes, légitimer la chaîne. Mais au rythme où celle-ci grimpe, est-il vraiment préférable d’essayer de garder une frontière étanche, en faisant comme si ses entretiens n’existaient pas ? La question se posera de plus en plus, à l’heure où une vidéo sur la géopolitique et l’intelligence économique se dirige vers le million de vues sans autre promotion que le bouche-à-oreille. Peut-être verra-t-on ainsi un jour dans un journal comme Le Monde Alain Frachon (éditorialiste international) apporter son éclairage, par exemple, sur l’interview (intéressante) de l’ancien haut fonctionnaire Pierre Conesa sur l’Arabie Saoudite…
In fine, Thinkerview a toute sa place dans un « catalogue » personnel de médias à suivre, en complément de sources plus traditionnelles. Avec recul et esprit critique (comme il le faut partout ailleurs) mais sans condescendance. Suivre la chaîne ne signifie pas que l’on cautionne tous les propos formulés, ou le choix de tous les invités. Mais éviter ce type de médias sous prétexte qu’ils présentent des idées inhabituelles ou dérangeantes conduirait au même risque que s’en contenter exclusivement : celui de conserver un regard biaisé, enfermé dans les mêmes bulles de pensée, parfois de croyances. Et puisque de fait, un nombre croissant d’individus font le choix de suivre cette chaîne, il ne semble pas tout à fait inutile, a fortiori à l’heure actuelle, d’aller écouter des opinions peut-être différentes des siennes – y compris pour éventuellement pouvoir ensuite mieux les réfuter.
– Par Clément Jeanneau
Mise à jour (28/08) : Suite à la publication de l’article, Thinkerview menace d’attaquer pour diffamation, mettant en avant des « petites piques sournoises » pour cause de mentions liées au complotisme. Affaire à suivre.