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Pour ceux qui ont raté le début : Mercier, personnage de fiction…
Dans sa dernière saison, sortie début 2020, la série politique Baron Noir met en scène l’émergence d’une figure politique nouvelle, Christophe Mercier, un professeur de biologie qui devient une star sur Youtube avec ses idées « anti-système » et se transforme en candidat présidentiel alternatif, hors parti. Son mantra : le tirage au sort des représentants, qu’il érige en pilier du renouveau démocratique.
Mercier arrive assez tard dans la saison, mais finit par polariser la vie politique et rebattre toutes les cartes de la présidentielle.
Il est apparu très vite que cette saison, malgré les défauts qu’on pouvait lui trouver, allait rester. Yoan Hadadi, membre du Bureau national du PS, y dédiait par exemple une tribune laudative fin février: « Nous sommes tous fans de cette série magistrale. Il suffit de regarder l’emballement des réseaux sociaux pour s’en convaincre. Combien de socialistes ont regardé les huit épisodes d’une traite ? (…) Les commentaires inondent les boucles de messages WhatsApp, tard dans la nuit. »
De fait, dans les semaines qui ont suivi la sortie de la saison, plusieurs journaux ont commencé à l’évoquer au fil de leurs articles politiques, plutôt sur l’angle des jeux de pouvoir à gauche, comme par exemple lors du retour médiatique d’Arnaud Montebourg que « d’aucuns imaginent en Philippe Rickwaert » (personnage central de la série) comme l’écrivait Le Monde fin avril.
…qui fait son entrée dans le réel
Mais c’est bien le personnage de Mercier et sa trajectoire éclair qui constituent l’originalité de la saison et ont suscité le plus de réactions – au point que trois mois et une crise plus tard, la peur de l’émergence d’un Mercier dans la véritable vie politique commence désormais à agiter l’Elysée, à en croire un article du Monde du 24 mai :
-« Un Zemmour, un Raoult, un Hanouna, qui incarnent chacun à leur manière cette rupture entre le peuple et les élites, peuvent faire irruption dans le jeu et tenter de poursuivre la vague de dégagisme de 2017 », estime un « poids lourd du gouvernement » cité par le journal ;
-« Le président redoute notamment qu’un François Ruffin, par exemple, fasse la passerelle entre extrême gauche et extrême droite. Pour lui, c’est un Christophe Mercier potentiel. D’ailleurs, Ruffin fait du Mercier, il se filme dans sa cuisine… », ajoute un « stratège du chef de l’Etat ».
Bigre. La figure de Mercier, apparue il y a à peine quatre mois, se retrouverait donc déjà au cœur des inquiétudes du pouvoir actuel. « Ça fout la trouille » aurait confié au Monde « un puissant conseiller de l’exécutif ». Comme le dirait une expression populaire en ligne : that escalated quickly.
Pourquoi Mercier est intéressant
Evidemment, personne n’a attendu Baron Noir pour penser à l’idée d’une candidature d’un outsider, hors parti, propulsé grâce aux réseaux sociaux. La série reprend par exemple le scénario connu en Italie avec Beppe Grillo, passé de clown à blogueur le plus lu du pays avant de s’en servir comme tremplin politique comme on le sait. Outre Grillo, l’exemple le plus emblématique est celui du président actuel de l’Ukraine : ancien humoriste, il incarnait dans une série un professeur d’histoire devenant président à la suite d’un carton inattendu sur Youtube. Le destin de l’acteur suit ensuite celui de son personnage : en 2019, il se lance dans la véritable vie politique et réussit à se faire élire en menant une campagne déconcertante, qualifiée de « non-campagne », refusant par exemple les interviews au profit des réseaux sociaux.
Mais Baron Noir a une particularité qui la rend intéressante : celle de présenter un « persona » du populiste à la française à l’ère numérique, et d’instaurer un nom pour le désigner – Mercier – appelé à servir de référence. Cette figure-type se distingue non seulement des populistes traditionnels, qui préexistent à l’ère numérique, mais aussi des « populistes 2.0 » comme Trump que l’on connaît ailleurs, et qui diffèrent sur certains points, présentés plus bas.
De fait, en France, la comparaison avec Mercier tend déjà à devenir un nouveau réflexe lorsqu’émerge sur Internet une personnalité hors du champ politique traditionnel qui se place en « anti-système » et dont les ambitions restent floues et potentiellement élevées.
Ce « persona » présente l’intérêt d’offrir dès à présent un point de repère utile pour analyser le réel et percevoir ce que pourrait être un futur possible de la politique française. Cet article fait l’hypothèse que la montée d’un Mercier, loin d’être un fantasme comme l’estiment certains commentateurs, est un scénario qui doit être pris au sérieux dès à présent, et que les acteurs de la vie politique – au sens large – sont aujourd’hui pour la plupart insuffisamment armés pour être capables de (ré)agir correctement en temps voulu, comme nous le verrons plus loin.
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Comprendre Mercier grâce à Raoult
Le meilleur exemple permettant de comprendre ce que serait un Mercier à la française est aujourd’hui le Pr Raoult. Les comparaisons entre les deux hommes ont émergé dès le mois de mars et n’ont cessé de se vérifier depuis.
Les caractéristiques du « phénomène Raoult » correspondent à de nombreux égards à ce qui a été annoncé dans la série via le personnage de Mercier. Il n’est donc pas inutile de résumer ici ces traits communs, en dix points, ce qui permettra également à ceux qui n’ont pas vu la série de mieux se représenter le personnage.
1. Tous deux sont devenus le symbole phare des « anti-élites » au fil de leur montée en puissance. Comme l’écrit Le Monde dans un récent article dédié, Raoult « est devenu une icône. Il est désormais vu par une partie des Français, notamment hors de Paris, comme l’arme antisystème par excellence. Un peu comme s’il était devenu le porte-parole de « ceux d’en bas » ». Ce faisant, les personnalités politiques qui captaient la colère paraissent ringardisées. Comme l’explique l’historien Thomas Branthôme, « les politiques comme Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon ont un pied dans le système : ils ne peuvent donc pas incarner seuls l’opposition à la “caste” ». C’est ainsi que dans Baron Noir, les partis populistes traditionnels commencent par tenter de tirer profit de la montée de Mercier, lui servant en réalité de marchepied, jusqu’à ce que la situation leur échappe…
2. Ce sont les réseaux sociaux qui ont servi de réceptacle et de boost pour en faire des personnalités de tout premier plan, à la différence des figures politiques contestataires traditionnelles. Deux outils en particulier leur sont précieux : YouTube où ils se mettent en scène avec des scores de vues stupéfiants, et Facebook où une multitude de groupes les soutiennent mordicus.
3. Leur montée en puissance s’est faite en un temps record, quelques semaines seulement.
4. Leur goût pour attiser des polémiques leur sert aussi de tactique pour dicter leur tempo. « C’est devenu un rituel attendu ou craint : chaque semaine le professeur Didier Raoult poste une nouvelle vidéo en ligne, avec le plus souvent à la clé une polémique» expliquait récemment BFM TV.
5. Ils sont adeptes de formules chocs, ce qui entretient le buzz et leur permettent ainsi de rester au centre de l’attention. Exemples ici pour Raoult : « cette histoire va finir comme le sang contaminé» ; « le consensus, c’est Pétain » ; « trouver un vaccin est un défi idiot » ; etc.
6. Ils rejettent en bloc les acteurs politiques dominants, qu’ils soient de droite ou de gauche, avec un discours proche du « tous pourris ». Exemple ici pour Raoult dans L’Express :« Depuis trois quinquennats, je trouve que le casting, c’est des hologrammes. Il faut tant de femmes, tant de couleurs…Alors vous avez des hologrammes dotés de cabinets d’énarques qui bidouillent un peu ce qu’ils veulent. J’ai assisté à au moins deux épisodes de ces castings, j’en suis resté sidéré. Ce n’est pas nouveau : Berlusconi faisait ça, mais c’était beaucoup plus franc ! ».
De façon générale, ils rejettent tout ce qui est lié aux élites, y compris médiatiques (Raoult : « La seule force qu’avaient les médias, c’était la crédibilité, mais ils l’ont abandonnée (…) Il n’y a plus d’accès à la vérité parce que les journalistes ne travaillent pas assez »).
7. Ils prétendent être ceux qui représentent véritablement le peuple:
Ainsi Clément Viktorovitch, spécialiste de rhétorique en politique, qui analyse l’interview de Raoult avec David Pujadas, estime que « tout au long de cette interview il met en scène un affrontement entre un homme soutenu et aimé par le peuple, et de l’autre des élites présentées comme corrompues et même décadentes. Ce schéma, c’est la définition même du populisme. »
8. Ils se positionnent chacun comme l’homme du bon sens, avec une solution défendue bec et ongle qu’ils veulent faire bénéficier à tous dans une démarche présentée comme altruiste. En ce sens, la chloroquine est à Raoult ce que le tirage au sort est à Mercier: dans les deux cas, il s’agit de leur proposition phare, différenciante, clivante, dont ils font à la fois leur combat et leur remède quasi-« magique » au mal auquel ils cherchent chacun à répondre (le covid-19 pour Raoult, les failles du système politique pour Mercier).
9. Ils se positionnent en érudits et en hommes de culture : Raoult évoque ainsi son « admiration» pour « Rimbaud, Nietzsche, Céline », cite un passage de L’Etranger de Camus, vante le « très grand philosophe Edmund Husserl »… En cela, ils se distinguent fondamentalement d’un populiste moderne comme Trump, ou d’une personnalité comme Bigard (cité ici car se disant « intéressé » par l’idée d’une candidature à la présidentielle) ou autres Hanouna, qui sont en réalité assez différents d’un Mercier.
10. Enfin, ils tiennent à se présenter, malgré leur immodestie, comme des hommes épris de sagesse, ayant du recul sur les vanités du monde, comme dans ce propos de Raoult : « Ma bague n’est pas une bague de rockeur, mais un “Memento mori”, le “Souviens-toi que tu vas mourir” des Romains. Je suis très influencé par leur culture qui souvent incite à se méfier du triomphe. Les querelles, on en sort. Le succès est bien plus dangereux… ». Il cite d’ailleurs volontiers des philosophes dès qu’il en a l’occasion. Là encore, c’est une différence importante avec des figures comme Trump qui n’ont cure de paraître excités voire déchaînés, et grossiers.
Jusqu’où ira le parallèle ?
Tous ces traits communs entre le « phénomène Raoult » et Mercier incitent évidemment aujourd’hui à se demander si le premier ne finira pas par se lancer dans l’arène et bousculer le jeu politique comme le second dans la série.
Raoult n’est pourtant pas le strict équivalent de Mercier. D’abord parce qu’avant de se faire connaître massivement, il était déjà loin d’être un citoyen « lambda », comme l’était Mercier. Ensuite parce qu’il ne cesse de dire que la politique ne l’intéresse pas, qu’il « n’aime pas les mouvements » et qu’il « file à l’opposé ».
En pratique cependant, toute son attitude témoigne d’un attrait évident pour le combat dans l’arène publique, et toutes ses initiatives ne font que renforcer le mouvement autour de sa personne, ce qu’il ne cherche absolument pas à freiner…au contraire.
Sa stratégie de communication, très efficace, est particulièrement éloquente en ce sens, comme le montre le communicant Philippe Moreau Chevrolet. Celui-ci explique ici que si Raoult intervient autant dans les médias alors même qu’il ne cesse de les critiquer, c’est parce qu’ils lui sont très utiles, pour une raison précise : « Il n’y a pas de brevet plus simple d’« anti-establishment » que d’attaquer la presse, comme Bayrou l’a démontré en 2007, ou Mélenchon ».
Du reste, si l’on considère spécifiquement cette interview face à Pujadas, il faut noter que Raoult sort d’ores et déjà de sa position de scientifique pour aller sur le terrain politique, d’après l’analyse qu’en fait Clément Viktorovitch : « Raoult y explique que les études scientifiques qu’il cite sont crédibles pour la simple et bonne raison qu’elles sont populaires. C’est un argument dit « ad populum » : affirmer qu’un énoncé est vrai parce qu’il est accepté par un grand nombre d’individus. C’est profondément problématique car cet argument est exactement l’inverse de la science. Si on a besoin de mener des études scientifiques, c’est justement parce que le sens commun ne suffit pas à expliquer le monde qui nous entoure. Au moment même où Raoult prononce cette phrase, sa parole cesse d’être scientifique. Elle bascule dans autre chose, qui porte un nom : le discours politique ».
Dès lors, quand bien même lui se défend de toute ambition en la matière, il y a donc bien des raisons objectives pour le pouvoir existant de le considérer comme un potentiel danger politique. A ceux qui ne seraient pas encore convaincus, on ne peut que recommander l’exercice, très instructif, d’aller lire les commentaires sous les multiples publications le concernant : de quoi prendre conscience de l’ampleur du clivage – éminemment politique – entre pro et anti, qui a pris des proportions ahurissantes. A l’heure actuelle, 45% des Français en auraient d’ailleurs une bonne image, contre 35% émettant l’avis inverse.
Et les supporters prêts à le soutenir dans une éventuelle aventure électorale sont déjà là. « Pour moi, les choses sont simples, un homme qui sauve des vies est celui le plus à même de sauver son pays » explique le fondateur d’une page Facebook appelant à sa candidature. L’essayiste conservateur Ivan Rioufol, qui fait partie de ses défenseurs dans la presse, ne cache pas qu’il voit en lui les qualités d’un bon leader politique : « Raoult pourrait être un bon modèle, dans ce monde politique trop craintif, conformiste, indécis, aseptisé. Sa soudaine notoriété marque sans doute l’attente d’un tel chef. Un chef qui ne jouerait pas le jeu ».
Le meilleur scénario pour ceux qui le craignent serait que le Pr Raoult reste l’homme d’une séquence, celle du covid-19, qui l’a fait monter médiatiquement et qui le ferait redescendre ensuite. Tout l’enjeu sera de voir, à la fin de cette séquence, s’il tentera ou non d’exploiter sa nouvelle popularité, et si oui comment. C’est cela qui sera déterminant.
Quelle que soit la suite, le simple fait de se poser la question du potentiel politique d’un outsider largement méconnu du public il y a encore trois mois est déjà significatif en tant quel. Un tel questionnement aurait été bien moins imaginable il y a quelques années encore. Chacun sent bien que nous avons changé d’époque. Et que les règles d’une présidentielle hier ne sont plus forcément celles de demain.
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Au-delà de Raoult, les questions qui comptent
La France aura-t-elle un jour son Mercier ?
C’est une cause entendue : il n’y a pas de raison que la France soit immunisée contre l’arrivée au pouvoir d’un populiste comme cela s’est produit ailleurs. Mais très peu de populistes élus jusqu’à présent correspondent au personnage présenté dans Baron Noir. Or Mercier est justement intéressant en tant que populiste nativement numérique – c’est-à-dire devenu une personnalité publique grâce à Internet.
C’est toute la différence avec Michel Onfray. Lui aussi est décrit par beaucoup comme un potentiel Mercier actuellement. Il semble effectivement tout faire en ce sens ; avec sa dernière initiative, le lancement de sa revue « Front populaire », il tente par exemple d’agglomérer les « anti-élites » de tout bord, jusqu’au Pr Raoult, pour capitaliser sur l’immense défiance existante.
Mais Onfray est un faux Mercier, ou plutôt un ersatz. Cela ne signifie pas que sa démarche – à laquelle il n’est pas absurde de prêter des ambitions politiques – ne fonctionnera pas. Mais elle n’aurait alors rien d’une montée en puissance à la Mercier, car Onfray est une personnalité déjà largement implantée dans le paysage, ayant par exemple fait l’objet d’un grand nombre de couvertures de magazines (L’Express, Le Point, Le Figaro Magazine, L’Obs, Libération…). En passant, puisque son nom est parfois évoqué aussi, la même remarque vaut pour Zemmour.
Le cas de Ruffin, qui selon Le Monde serait vu comme un véritable « Mercier potentiel » par l’Elysée, est différent. Il ne peut pas revendiquer l’étiquette « hors du système » puisqu’il a choisi de rentrer dedans de plein pied en se faisant élire député en 2017. Mais il sait jouer habilement sur les mécanismes des réseaux sociaux – en particulier Facebook et Youtube où il est très actif – pour parler à des cibles que bon nombre de figures politiques ont du mal à atteindre. Il semble par ailleurs la seule personnalité politique « traditionnelle » à avoir su profiter du mouvement des gilets jaunes.
Ruffin est un électron libre vis-à-vis duquel on aurait tort d’appliquer le même raisonnement qui avait déjà été appliqué à Macron en 2015-2016 pour « démontrer » pourquoi sa candidature ne pouvait pas fonctionner (trop isolé, indépendant, manquant de réseaux, d’ancrage local, etc.). Il n’est pas un Mercier, mais il a un certain nombre d’atouts dans sa manche, à commencer par sa capacité à « sentir » fréquemment les mouvements avant les autres et à penser en coups politiques, en sachant s’appuyer sur la puissance du numérique dont il a compris les codes. En ce sens, Ruffin est peut-être l’archétype de l’étape intermédiaire entre la figure politique traditionnelle – ayant progressé de façon classique et souvent peu à l’aise avec les « outils numériques » – et un Mercier – nativement numérique et qui doit son succès aux réseaux sociaux.
A terme, le véritable tour de force, qui correspondrait à la véritable trajectoire de Mercier, serait l’émergence d’un relatif inconnu (au niveau national) propulsé en potentiel présidentiable par la puissance des réseaux sociaux. Est-ce une hypothèse irréaliste ? Elle semble improbable à l’heure actuelle, bien que le phénomène Raoult force déjà à revoir certains a priori. Mais les dernières années nous ont appris à nous méfier de ce qui semblait improbable politiquement. L’époque est à l’inédit. Et le web social est une nouvelle donne capable de provoquer cet inédit.
Un tel phénomène serait capable de stupéfier le pouvoir en place et tous ceux habitués à raisonner avec les codes habituels, inadaptés à l’ère numérique. Pour ne pas se retrouver paralysée, l’élite politique tant conspuée par les « anti-systèmes » serait bien avisée de s’outiller dès à présent pour savoir faire face à un tel scénario.
Comment s’y préparer ?
La réponse nécessiterait une analyse approfondie, qui mériterait un article dédié. Contentons-nous de souligner ici un point en particulier : puisque l’originalité d’une figure comme Mercier tient à sa capacité à naître et grandir sur les réseaux sociaux, il devient impératif pour une personnalité politique de s’entourer de conseillers politiques capables de comprendre finement le web social, ce qui semble être rarement le cas aujourd’hui.
La même remarque s’applique aux médias et acteurs de la vie publique s’ils souhaitent pouvoir décrypter les mouvements sociaux de demain sans un train de retard.
L’article « Neuf leçons sur le mouvement des gilets jaunes » paru sur ce site en janvier 2019 indiquait plusieurs pistes en ce sens. Ce mouvement avait marqué « une première en France : l’avènement du numérique comme outil principal d’organisation d’action collective à l’échelle nationale ». De façon inédite, un mouvement social s’était développé de manière simultanée sur tout le territoire, grâce à Internet.
L’une des leçons était que « comprendre les prochains mouvements sociaux nécessitera de s’appuyer sur de nouvelles façons de les étudier : nouvelles méthodes, mais aussi nouveaux regards. En particulier, l’étude des groupes Facebook deviendra une nécessité pour prendre le pouls de la société ».
Ces enseignements ont-ils véritablement été suivis ? Il semble que non, à en juger par le temps qu’il a fallu aux autorités (et pas seulement) pour saisir l’ampleur du mouvement autour du Pr Raoult. De la même façon, dans Baron Noir la classe politique tarde non seulement à prendre au sérieux Mercier, mais aussi et surtout d’abord à prendre conscience de la simple existence du phénomène. Quand vient le temps de réagir, il est déjà très tard…
Rappelons pourtant ici ce que le journaliste Roman Bornstein écrivait en janvier 2019 dans son étude pour la Fondation Jean Jaurès : « La moitié des Français s’informent désormais uniquement sur Facebook. Si des bataillons numériques de journalistes, de scientifiques, d’experts et de politiques n’investissent pas en masse cette plateforme, (…) la vie démocratique française connaîtra le même problème qui s’est produit aux Etats-Unis lors de la campagne présidentielle de 2016 : un pan entier de l’électorat, accessible à toutes les manipulations, vivra sincèrement dans une réalité parallèle sur laquelle aucun fait établi, aucun chiffre contradictoire, aucun argument rationnel n’aura prise ».
Ceux qui sentiront le futur Mercier avant les autres
Pour ne prendre que le cas des médias, les jeunes journalistes ont souvent plus l’habitude de ce web social que leurs aînés. Mais pour pouvoir l’explorer, encore faut-il que la possibilité leur en soit donnée. Il s’agit d’un travail d’enquête, de réseautage en ligne, d’infiltration de groupes, de suivi patient et régulier, de visionnage de vidéos – autant de tâches de fond qui prennent du temps et qui constituent une nouvelle forme de journalisme d’investigation, adaptée à l’ère numérique.
Cette remarque était déjà celle formulée dans l’article sur les enseignements des gilets jaunes : « C’est d’un spécialiste du…numérique que sont venues les meilleures analyses sur ce mouvement social : tout sauf anecdotique. Nombre d’analystes politiques se sont contentés au mieux d’enfoncer des portes ouvertes, voire d’être en décalage avec la réalité du mouvement. Mais un commentateur en particulier a émergé comme l’un de ses « décrypteurs » les plus intéressants : le journaliste Vincent Glad, « spécialiste de la culture Internet » ».
Or il se trouve que plus d’un an plus tard, Vincent Glad est justement l’un des premiers comptes « influents » sur Twitter à avoir alerté sur le phénomène Raoult. C’est ce qu’il fait d’abord le 18 mars où il pressent qu’un sérieux problème va se poser pour le gouvernement…
…puis, une semaine plus tard, où il enfonce le clou, quand peu ont alors perçu ce qui se jouait :
Que Vincent Glad ait fait partie des premiers journalistes à prendre conscience de la portée du phénomène Raoult n’est pas un hasard. Il n’est sans doute pas le seul, ni le premier, mais le sujet n’est pas là. L’important est ici : on ne peut pas réussir à repérer des signaux faibles – en politique comme ailleurs – si on ne choisit pas de prendre au sérieux et d’explorer pour de bon l’espace numérique – ou de s’entourer de talents qui en sont capables.
Cet impératif implique notamment une chose : en finir avec une forme de condescendance vis-à-vis des réseaux sociaux et savoir dépasser ses a priori à leur égard (« c’est une poubelle », etc.) – et ce d’autant plus que cette condescendance est fréquemment corrélée à un certain mépris social, qui a été à la fois une cause et un moteur du mouvement des gilets jaunes (voir leçon n°7) et de la montée du Pr Raoult (l’impression de mépris contre Raoult a été ressenti par beaucoup comme un mépris contre eux-mêmes qui ne viennent pas du « sérail parisien »).
Il est évident que les réseaux sociaux ont aussi des revers détestables. L’idée n’est pas là de dresser les pour et les contre, mais de faire comprendre que nous avons changé d’époque, qu’ils jouent et joueront une place sans cesse croissante dans la vie politique (entre autres), et que nous ne reviendrons pas en arrière (si besoin de s’en convaincre, voir la fin de l’article précédent à partir du passage « les leçons de l’imprimerie »).
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que Raoult ait « théorisé » ainsi son usage du web social : « Ce ‘droit de dire’ dont vous jouissez – notamment vous, les médias -, on vous le dispute, on vous le vole. On s’en fout de vous. Maintenant, on dit les choses nous-mêmes. Il faut regarder la réalité en face. Une partie de l’agressivité des médias traditionnels est liée au fait qu’on lui vole actuellement son rôle » (entretien dans L’Express).
Ces idées rejoignent celles déjà développées dans l’article précédent ainsi que dans celui analysant le succès de la chaîne Thinkerview. Notons que ce constat – auquel s’adaptent déjà certaines personnalités politiques comme Mélenchon – semble désormais se propager auprès de certains chefs d’entreprise, comme le souligne ici le CEO de la startup Coinbase :L’infrastructure pré-existante comme levier du Mercier de demain
Dernier point important : la rapidité de la montée en puissance de Raoult a tenu directement à une multitude de groupes Facebook contestataires qui préexistaient à la crise du covid. Ces groupes, dont une large partie provient du mouvement des gilets jaunes, se sont avérés extrêmement utiles pour lui en tant qu’accélérateurs de diffusion de ses idées. Ils ont servi d’infrastructure et de propulseurs sans lesquels le phénomène Raoult n’aurait absolument pas eu la même ampleur.
Cette infrastructure était d’autant plus large qu’elle émanait aussi d’autres sphères en ligne :
- d’une part, les forums du site jeuxvideo.com, l’un des plus actifs de France, au pouvoir d’action non-négligeable, dont il est devenu une mascotte dès janvier bien avant son explosion médiatique (« c’est nous qui l’avons fait percer » se targue du reste un membre du forum) ;
- d’autre part, des groupes d’internautes particulièrement sensibles aux théories du complot, souvent très défiants vis-à-vis de toute parole « dominante », qui n’accordent dès lors pas de crédit à ce que Facebook, les grands médias ou les autorités publiques peuvent décrire comme « sources d’information fiables » dans leur lutte contre les fake news.
Ces différentes sphères, qui grandissent progressivement et silencieusement, ne disparaîtront évidemment pas lorsque la crise du covid se calmera. Elles constitueront l’infrastructure des mouvements populistes de demain. Et sauront se rappeler à notre bon souvenir en temps voulu.
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Pour conclure, rappelons une évidence : les réseaux sociaux viennent surtout parachever un cheminement économique, social, culturel et politique préexistant. C’est tout l’ensemble, et non la seule force de frappe du numérique, qui pourrait amener, un jour, un Mercier au pouvoir. La connaissance de l’espace numérique, si elle est essentielle, n’enlève rien au besoin de traiter les racines du phénomène.
En réalité, si ceux qui s’intéressent au web social sont aussi ceux qui perçoivent en premiers les phénomènes Raoult/Mercier, c’est aussi et surtout parce que le temps qu’ils y consacrent leur permet de comprendre ce que disent les Français qu’on entend encore trop peu dans les médias traditionnels, et qui se retrouvent autour d’un dénominateur commun, quelle que soit la diversité de leurs opinions par ailleurs : l’émotion contre le mépris de classe. On retrouve ici là encore les leçons du mouvement des gilets jaunes.
Dès lors, une stratégie qui consisterait à s’afficher avec chaque « outsider » détecté comme menaçant pour tenter de « désactiver » leur potentiel ne ferait que traiter les symptômes sans s’attaquer aux causes, et serait donc extrêmement limitée…voire contre-productive.