Géopolitique, Prospective

« What if? » : L’attaque russe sur un pays balte

Et si la Russie décidait d’attaquer d’ici 2030 un territoire de l’OTAN en menant une offensive sur l’un des pays baltes ?

C’est l’hypothèse que nous invite à considérer le politologue allemand Carlo Masala dans son essai « La guerre d’après – La Russie face à l’Occident« , paru en France en juin, chez Grasset. Avec une question sous-jacente : dans ce scénario, les membres de l’Alliance viendraient-ils en aide au pays attaqué, en vertu de l’article 5 du traité de l’OTAN ?

Il n’est évidemment pas le premier à (se) poser la question. La menace d’une attaque russe sur un pays balte pour tester l’OTAN est jugée très sérieuse par de nombreux spécialistes. En 2021, un autre ouvrage, « Future War », co-écrit par deux anciens généraux américains, envisageait cette attaque et imaginait que la Russie serait capable de conquérir les pays baltes en treize jours, face à une défense de l’OTAN quasi-absente.

La menace s’est bien sûr encore renforcée avec la réélection de Trump.

Signe des temps : en février dernier, l’armée de terre française a organisé un jeu de guerre géant, un « wargame » réunissant plus de 500 personnes, autour d’un scénario fictif mettant justement en scène une attaque russe sur les pays baltes en 2035.

« On organise chaque année un colloque de la pensée militaire. Avant, des intervenants se succédaient au micro. Depuis l’an dernier, on travaille sur des scénarios de fiction plus prospectifs, qui ne présagent pas de l’avenir, mais permettent de se poser beaucoup plus de questions », témoigne un officier de l’armée de terre.

Le mois suivant, l’historien militaire allemand Sönke Neitzel, affilié à l’Université de Potsdam, parlait, concernant l’été 2025, du « possible dernier été de paix » pour l’Europe de l’Ouest. Dans la même déclaration, qui a fait couler de l’encre, il envisageait le risque d’une attaque russe dès cet automne en Lituanie. Depuis, il enchaîne les interviews, plaidant pour le retour en Allemagne du service militaire obligatoire et annonçant il y a quelques jours encore que « les trois prochaines années sont les plus dangereuses ».

Un autre symbole, et pas des moindres, est venu trois mois plus tard du nouveau chancelier allemand. En juin, au moment d’annoncer une hausse considérable des dépenses de défense du pays, il déclarait :

« Pendant trop longtemps, les gouvernements allemands ont refusé d’écouter les avertissements de nos voisins baltes concernant la politique impérialiste de la Russie. Nous avons reconnu cette erreur et nous ne la répéterons pas. La sécurité de la Lituanie est la sécurité de l’Allemagne. »

L’intérêt du livre de Carlo Masala ne se situe donc pas dans le fait d’envisager la menace russe sur les pays baltes. Il tient plutôt dans sa capacité à dérouler, en 160 pages qui se lisent d’une traite, le scénario qui en découle. Un exercice de géopolitique-fiction passionnant, et jugé convaincant par différents observateurs – comme en France Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique. Dans un texte paru dans Le Monde, celui-ci parle d’un « avertissement bienvenu pour sonner l’alarme ». De son côté, dans la Revue Défense Nationale, le général Jérôme Pellistrandi décrit le scénario présenté comme celui d’un « réalisme tangible ».

D’autres spécialistes sont plus prudents, comme le diplomate Eugène Berg dans la même revue : « Il s’agit plus d’un essai de mobilisation de l’opinion publique que d’une étude sérieuse et documentée des rapports de force réels sur le terrain ».

Il faut tout de même dire que ce récit d’anticipation haletant, parfois glaçant, n’a pas été écrit par le premier venu : ancien directeur du centre de recherche au collège de défense de l’OTAN, Carlo Masala enseigne aujourd’hui à l’université de la Bundeswehr (université de l’armée fédérale allemande) où il dirige le Center for Intelligence and Security Studies. Il est aussi membre du conseil scientifique de l’Académie fédérale allemande sur les questions de sécurité.

En Allemagne, il est devenu une véritable figure médiatique à la faveur de la guerre en Ukraine et de l’immense succès de son livre. En France, celui-ci a fait certes parler ici et là, avec des interviews accordées à quelques média, mais le flux de l’actualité étant ce qu’il en est, d’autres titres ont rapidement pris le dessus.

Les épisodes qui suivent révèleront les grandes lignes du scénario imaginé par Masala, sans en dévoiler tous les approfondissements ni toutes les explications de texte : pour les découvrir, il faut vous procurer le livre.

A la lecture du scénario, certains d’entre vous se demanderont peut-être : quel intérêt ? N’est-on pas en train de jouer à se faire peur ? Pourquoi imaginer le pire ? A cette dernière question, soyons clairs : ce scénario est loin d’être le pire. Mais il s’agit effectivement d’un scénario sombre. Il a l’intérêt de nous projeter dans l’un des futurs possibles post-invasion en Ukraine et de nous forcer à nous poser des questions difficiles. C’est la force de cette petite « bombe narrative », comme vous le découvrirez à la lecture des différents épisodes.

« Les scénarios étendent l’espace virtuel de notre pensée. Ils s’opposent autant au confort intellectuel qu’au choix d’horizons politiques court-termistes » justifie Masala.

Ils permettent aussi, très concrètement, de faire plus attention à certaines choses, qui, à défaut, passeraient plus inaperçues…Ainsi de ce titre d’un article du Financial Times de cet été, qui, lorsqu’on a en tête le scénario décrit par Masala, prend une toute autre dimension :

En résumé, on y découvre que « les routes, les ponts et les voies ferrées d’Europe ne sont pas adaptés au transport rapide de chars, de troupes et de fournitures militaires à travers le continent en cas de guerre avec la Russie ».

En d’autres termes, nos infrastructures de transport n’avaient pas été pensées pour un potentiel usage militaire ; nos routes, par exemple, voient circuler des camions allant généralement jusqu’à 40 tonnes, là où des tanks peuvent peser jusqu’à 70 tonnes. « Si les chars de l’OTAN étaient appelés à répondre à une invasion russe via la frontière orientale de l’UE, ils resteraient coincés dans des tunnels, provoqueraient l’effondrement de ponts » et autres joyeusetés, d’après le commissaire européen aux transports.

Pour en revenir à Carlo Masala, il écrit dans son introduction : « Pour comprendre ce qui est en jeu avec la guerre en Ukraine, et les conséquences des décisions qui peuvent être prises, il faut déterminer ce qui pourrait se produire après. C’est la force de la réflexion sous forme de scénarios. Dans la recherche scientifique, mais aussi dans la planification politique et militaire, leur développement consiste à passer en revue les évolutions futures en se fondant sur les tendances et les événements actuels. »

C’est ce qu’il se propose de faire dans son essai, qu’il démarre avec ces questions : « Et si la guerre en Ukraine n’était qu’un début? Et si le véritable enjeu était la sécurité de l’Europe et le devenir de l’OTAN dans son ensemble ? Si nous étions une fois de plus en train de nous voiler la face? En déroulant le scénario de ce livre, je cherche à comprendre comment cela pourrait se terminer ».

L’idée n’est pas de mettre sur un piédestal ce spécialiste – qui, comme tout géopolitologue, a ses propres biais culturels et idéologiques – ou ce scénario – dans lequel bien des éléments sont sûrement contestables, a minima commentables (notamment les positions respectives de l’Allemagne et la France qu’il envisage). Considérons donc plutôt ce scénario comme un support de réflexion, avec ses limites.

Ainsi, les différents éléments qui le composent ne portent pas la même plausibilité. L’enjeu n’est pas tant de comparer ces différents degrés du plausible, mais de s’intéresser aux mécanismes et raisonnements qui conduisent à telle ou telle action imaginée par l’auteur : l’important n’est pas de savoir si dans la vie réelle, le mouvement imaginé page 27 ou 59 se produira, ou se produira comme tel, mais de comprendre les logiques à l’œuvre qui mènent les protagonistes à faire ces choix, ou l’auteur à avoir imaginé ces mouvements. C’est bien en cela que ce scénario est intéressant.

–> Lire la suite : « What if? » : L’attaque russe sur un pays balte. Episode 1.

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« What if? » est une série de prospective géopolitique parue cet été sur Linkedin, désormais republiée ici. Retrouvez sur ce lien le présentation de la série et son introduction, « A failure of imagination ». Les épisodes qui suivent l’épisode 0 sont fondés intégralement sur le livre de Carlo Masala, à l’exception du dernier qui s’appuie, dans sa partie « Compléments » sur d’autres sources pour approfondir.

Clément Jeanneau

Vous pouvez me lire par ailleurs tout au long de l’année dans La Lettre de Trois degrés, dédiée aux risques climatiques et aux façons de s’y préparer.

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Ecologie, Prospective, Société

Regard sur le phénomène Jean-Marc Jancovici

Il faut qu’on parle de Jean-Marc Jancovici.

Ou plus exactement, de l’engouement autour de Jean-Marc Jancovici.

NB : Cet article est paru en 2020, avant son explosion médiatique et publique. Il a moins d’intérêt à être lu aujourd’hui.

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Numérique, Politique, Prospective, Société

Ce que nous dit la figure de Mercier sur le futur de la politique

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Pour ceux qui ont raté le début : Mercier, personnage de fiction…

Dans sa dernière saison, sortie début 2020, la série politique Baron Noir met en scène l’émergence d’une figure politique nouvelle, Christophe Mercier, un professeur de biologie qui devient une star sur Youtube avec ses idées « anti-système » et se transforme en candidat présidentiel alternatif, hors parti. Son mantra : le tirage au sort des représentants, qu’il érige en pilier du renouveau démocratique.

Mercier arrive assez tard dans la saison, mais finit par polariser la vie politique et rebattre toutes les cartes de la présidentielle.

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Numérique, Prospective

Trois erreurs d’analyse à éviter sur la monnaie de Facebook

L’annonce par Facebook ce mardi du lancement de sa propre monnaie, le Libra, est largement analysée – à raison – sous l’angle du proto-Etat que devient année après année la création de Mark Zuckerberg.

Si cette évolution vers un « proto-Etat » n’est pas nouvelle – rappelons qu’en 2018 la France avait annoncé que son système d’alerte attentat auprès des citoyens reposerait désormais en partie sur le Safety Check de Facebook, et que l’année précédente le Danemark avait annoncé la création d’un ambassadeur auprès des GAFA – il est évident que l’initiative de battre monnaie, traditionnelle chasse-gardée des Etats, marque une nouvelle étape, historique, dans la trajectoire de Facebook.

Pour autant, cet événement mérite d’être regardé aussi sous un autre angle.

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Numérique, Prospective

Mythes et légendes de l’intelligence artificielle

Que n’a-t-il pas déjà été dit sur l’intelligence artificielle (IA) ? La fascination – ou l’agacement – que suscite l’IA est à la hauteur du buzz médiatique qui a porté le sujet ces dernières années.

A coup de punchlines de certaines personnalités désormais bien connues (« sans politique volontariste en matière d’IA, la France pourrait devenir le Zimbabwe de 2080 »), le sujet est sorti des seules sphères technophiles pour se loger au cœur des discours de nombreux dirigeants d’entreprises, personnalités politiques, philosophes, etc.

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