Suite de l’épisode 1.
Acte 4
En Europe, les débats vont bon train. La guerre en Ukraine étant terminée, faut-il maintenir la politique de réarmement, très coûteuse ? Pour l’armée et les analystes militaires, la réponse est évidente. Des rapports de l’OTAN montrent que celle-ci « manque des capacités essentielles pour répliquer rapidement et de manière décisive à une éventuelle attaque russe ».
Pour les responsables politiques d’Europe de l’Ouest, il en va autrement. Ces alertes sont exagérées.
Officiellement, imagine Masala, « les éléments de langage stipulent que l’on continue à travailler très activement à la capacité de dissuasion de l’Alliance et de ses membres ». Mais la réalité est bien différente.
Au cœur du problème : les difficultés économiques de la plupart des États membres de l’OTAN. Dette, croissance en berne….Les annonces bravaches des années précédentes en termes d’investissements militaires peinent à se matérialiser.
« Nulle part on ne peut déclarer à la population que l’on va dépenser encore plus d’argent pour la défense et que cela va entraîner des coupes [ailleurs]. » Le maintien de la paix sociale et la volonté de ne pas perdre les élections à venir passent devant la coûteuse préparation à un choc militaire avec la Russie.
Dans les milieux gouvernementaux, il se dit aussi qu’il n’y aurait pas d’urgence : les forces armées russes auraient encore besoin de quatre à six ans pour se reconstituer…si elles y parviennent un jour.
Plus encore : la possibilité que le nouveau président russe soit effectivement un modéré donne du grain à moudre aux « anti-bellicistes ». Ici et là, on entend le même refrain : commençons par lui donner une chance ! Accélérer le réarmement, ce serait donner de l’eau au moulin des forces conservatrices en Russie. Ce serait compliquer la tâche de Obmantchikov, s’il entend réellement mener des réformes intérieures.
« Après tout, disent les partisans de cette argumentation, l’Europe a tiré une leçon des guerres dévastatrices du siècle précédent : il faut tout faire pour garantir la paix et casser les logiques d’escalade militaire qui n’ont pas mené à grand-chose, sinon à la destruction – il n’y a rien de condamnable au fait de militer pour l’entente, quitte à renier ses positions antérieures. »
Au QG de l’OTAN à Bruxelles, ces positions nourrissent l’inquiétude. La crainte est qu’il ne reste plus assez de soldats pour pouvoir tenir un conflit de longue durée avec la Russie, à l’heure où le soutien américain est plus incertain que jamais – et d’autant plus en cas de conflit qui s’ouvrirait en parallèle en Indopacifique.
Au-delà des moyens humains sur le terrain, les lacunes perdurent aussi sur d’autres plans – munitions, logistique, capacités numériques… – faute d’augmentation des budgets de défense d’Etats comme la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie.
« Dans toute l’Europe, les analystes expriment la crainte qu’en cas de conflit global avec la Russie, les forces armées européennes n’aient un tel nombre de failles que l’on ne puisse défendre le territoire de l’OTAN qu’au prix de pertes considérables.
Ces opinions critiques, qui proviennent le plus souvent de l’armée, sont rejetées par les responsables politiques. »
Très différente est la perception de la menace dans les États d’Europe centrale et orientale. Le niveau d’alerte y reste à un niveau très élevé…et l’inquiétude est d’autant plus vive qu’elle n’est pas partagée à l’Ouest.
« Là-bas, on ne croit pas au charme du nouveau président russe. On voit ce qui se passe dans les territoires ukrainiens annexés. On affirme qu’on se précipite les yeux grands ouverts dans les mêmes pièges qu’avant 2022.
Mais ces appels de Cassandre restent une nouvelle fois lettre morte. »
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Acte 5
Pendant ce temps-là, en Russie…
La production d’armement tourne à plein régime. Son industrie parvient même à faire des avancées technologiques grâce au soutien de la Chine. Et l’armée, qui recrute et équipe à tour de bras, est en pleine reconstitution de ses forces de combat à terre.
Interrogé sur ces gigantesques efforts de réarmement, Obmantchikov calme le jeu : bien entendu, la Russie n’a aucune intention agressive à l’égard de quelque nation que ce soit ! Elle doit simplement être autorisée à reconstituer son armée pour assurer sa défense. Rien de plus.
En coulisses, les responsables russes identifient trois points de faiblesse à l’Europe de l’Ouest :
1. Son réarmement a considérablement ralenti.
2. Après trois années d’aide à l’Ukraine, ses gouvernements et leurs populations ne semblent pas prêts à payer à nouveau un prix élevé pour défendre de petits territoires, même si ceux-ci font partie de la zone couverte par l’OTAN.
3. La peur des Européens de voir un conflit de ce type dégénérer en affrontement nucléaire est toujours très élevée. Il ne faut pas se priver de jouer sur cette peur.
Comment avancer ? Une idée émerge : prendre pour modèle la remilitarisation de la Rhénanie en 1936, quand Hitler en fit réoccuper la zone démilitarisée, transgressant ainsi le traité de Versailles de 1919.
La stratégie des nazis était de se replier s’ils rencontraient la moindre résistance, mais de rester en Rhénanie si tel n’était pas le cas. Les nazis enrobèrent l’opération d’une rhétorique pacifiste. La France n’émit que quelques protestations. La Grande-Bretagne réagit tout aussi peu. La Wehrmacht resta par conséquent en Rhénanie.
La Russie d’aujourd’hui, imagine Masala, entend s’inspirer de cette opération en testant la réaction des États de l’OTAN en cas d’avancée des forces armées russes. Si l’OTAN réagit fortement, rapidement, l’opération serait interrompue et les troupes reculeraient.
Pour que cela fonctionne, cette campagne doit s’accompagner d’une rhétorique qui affirme clairement, dès le départ, que l’avancée des troupes ne concerne qu’un territoire limité et que la Russie n’a aucune ambition supérieure.
Et pour maximiser la réussite de l’opération, la Russie doit tenter un effet de surprise : créer une situation qui détourne temporairement l’attention des États de l’OTAN.
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Acte 6
2 février 2028, à Kidal, au Nord-Ouest du Mali. Des soldats maliens accompagnés de mercenaires russes débarquent soudainement dans la ville. Ils forcent des dizaines et dizaines de civils à monter brusquement dans des camions. Après des heures de transport, ces populations sont poussées et entassées dans différentes embarcations. Destination : l’Europe.
C’est le début de l’opération « diversion ». Une nouvelle vague de réfugiés arrive sur l’Europe : chaque jour, près de 500 personnes arrivent à Malte et sur l’une des iles Baléares (Lampedusa étant désormais trop bien gardée par la marine et la police italiennes).
En parallèle, comme l’apprennent différents services secrets, des ambassades russes et biélorusses accordent massivement des visas à des Syriens, des Afghans, des Irakiens et des Soudanais, et les aident à obtenir à bas prix des billets d’avion pour Moscou et pour Minsk.
Le 5 février, l’UE décide d’envoyer une troupe d’intervention rapide et de renforcer FRONTEX, la police des frontières européenne. Plusieurs frégates sont mises à disposition.
Certains observateurs avertissent qu’un tel déplacement de frégates affaiblit dangereusement la protection de la Baltique. Mais le monde politique ignore ces avertissements.
« Personne ne veut prendre le risque de voir les chiffres d’immigration repartir à la hausse, ce qui ne ferait que renforcer les courants d’extrême droite » commente Masala.
L’UE a mordu à l’hameçon.
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Acte 7
Le même mois, un autre mouvement survient cette fois-ci d’Asie. Un typhon force les Philippines à évacuer un récif en mer de Chine méridionale, le récif de Scarborough – un territoire disputé par la Chine et les Philippines depuis des décennies, et très convoité pour ces ressources.
La Chine saute sur l’occasion : elle y envoie des forces et des systèmes sous-marins pour contrôler la zone. Les Etats-Unis, appelés à l’aide par les Philippines, envoie un porte-avions dans les eaux internationales, puis un second à mesure que la Chine augmente la pression en envoyant deux sous-marins nucléaires dans le détroit de Taïwan, sous prétexte d’un exercice militaire.
Bref, c’est une nouvelle crise, loin de l’Europe, qui occupe maintenant les Etats-Unis. La Russie se frotte les mains. Elle avait demandé à l’allié chinois de faire diversion, mais n’en demandait pas tant : elle ne s’attendait pas à ce que la Chine fasse de ses propres intérêts à Taiwan l’objet de la diversion.