« What if? » : L’attaque russe sur un pays balte. Episode final, leçons du scénario, et 10 compléments.

Suite de l’épisode 3.


Dernier acte

QG de l’OTAN, le 28 mars à 16h – soit le lendemain de l’attaque de Narva.

Réunion spéciale du Conseil de l’OTAN. L’objectif est clair : « Nous sommes ici, à la demande de l’Estonie, afin de délibérer et décider si, face à l’agression russe contre l’un de nos membres, le Conseil déclenchera l’article de défense commune ».

Un consensus a déjà été trouvé pour condamner l’agression. Le débat repose sur la réponse à y apporter.

Le président américain prend la parole en premier.

« (…) Le cœur du problème, et nous tenons cette information de la Russie, c’est la protection de leurs minorités ethniques. C’est une affaire russo-estonienne, pour laquelle nous pouvons apporter notre aide. Mais je ne suis pas prêt à faire entrer mon pays en guerre. Je ne suis pas prêt à risquer la troisième guerre mondiale pour Narva. C’est la position américaine.

Si vous, Européens, voulez apporter une réponse sur le plan militaire, c’est votre affaire, mais nous ne l’approuverons pas et nous ne la soutiendrons en aucune manière. »

En quelques secondes, tout est déjà plié. Non seulement le président américain annonce mettre son veto au déclenchement de l’article 5, mais il empêche aussi toute possibilité de compromis qui aurait éventuellement permis aux Européens d’appliquer seuls une contre-mesure exécutée dans le cadre de l’article 5.

« Sans les États-Unis, qui représentent toujours plus de 65 % des capacités de l’OTAN, sans les moyens de renseignement et de transport de l’OTAN, l’Europe est incapable d’agir », commente Masala.

Le chancelier allemand tente de faire évoluer la position américaine, avec le soutien d’autres Etats membres, mais rien n’y fait. L’Allemagne parvient d’autant moins à faire contrepoids qu’elle se retrouve face à l’opposition non seulement des Européens du Sud, des Hongrois et des Slovènes, mais aussi de son plus proche partenaire européen : la France, sous la direction de son président d’extrême droite.

Celui-ci déclare : « La Russie a sans aucun doute violé le droit international, mais pas au point de déployer toutes nos capacités. Nous avons aussi une responsabilité à assumer pour la sécurité de notre territoire et de nos citoyens, que nous mettrions en péril en déclenchant l’article 5 et les contre-mesures qu’il implique. Du point de vue de la France, rien ne justifie donc que l’on prenne ce risque irresponsable pour la vie de nos citoyens. »

Autrement dit, résume Masala : « Deux des trois États les plus puissants de l’Alliance sur le plan militaire, ceux qui disposent des moyens de dissuasion nucléaire, mais aussi des instruments capables de mener ce conflit à l’escalade, ne sont donc pas prêts à adopter des contre-mesures militaires au titre de l’article 5. »

En l’absence d’unanimité, la demande de l’Estonie est rejetée. L’OTAN ne déclenchera pas l’article 5.

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Le scénario de Carlo Masala s’arrête ici, ou presque. Dans le chapitre suivant, il imagine, en guise de conclusion, un discours d’Obmantchikov prononcé depuis le Kremlin et retransmis en direct sur les chaînes de tv russes. A ses côtés : Vladimir Poutine, et le président de la Biélorussie.

« Cette journée est une date à marquer d’une pierre blanche. Un jour où la grandeur de notre pays ressuscite enfin. J’annonce aujourd’hui que Narva est de retour au sein de notre immense nation. Mais pas seulement. (…) Ce jour est aussi celui où je prolonge le traité d’union entre la Russie et la Biélorussie : nos deux nations ne feront plus qu’une d’ici au 1er juin 2030. (…) La Russie retrouve ainsi sa puissance passée ».

Enfin, pour clore son scénario, l’auteur imagine un appel entre Obmantchikov et le président chinois, qui se félicitent tous deux du cours des événements. La dernière parole revient au président Xi : « A présent, c’est nous qui fixons le cap ».

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Leçons

L’auteur se propose, dans une postface, de dresser les grands enseignements de son scénario. Il rappelle d’abord que « si l’on met des scénarios au point, c’est justement pour pouvoir s’y préparer et empêcher qu’ils deviennent réalité. C’est dans cet esprit qu’il faut s’interroger sur les facteurs qui assurent dans ce scénario la victoire de la Russie. »

1/ Bravades nucléaires russes, et marchands d’angoisse à l’Ouest

Il mentionne d’abord les bravades nucléaires de la Russie : le succès de ses postures menaçantes, formulées depuis le début de l’invasion en Ukraine. « Bien qu’il n’y ait jamais eu d’indices laissant penser que la Russie puisse se préparer à l’utilisation d’armes nucléaires, par exemple en sortant les ogives des dépôts pour les acheminer vers leurs vecteurs, la simple menace de leur éventuel emploi a suffi ».

Mais ce n’est pas tout. Dans cette entreprise, la Russie s’est faite aider par des forces, en Europe de l’Ouest, que Masala qualifie de « marchands d’angoisse » : « un groupe hétéroclite de personnes qui défendent, pour des raisons idéologiques, la cause de Moscou » : anciens militaires, essayistes, etc. – très présents dans les médias et soutenus par un grand nombre de comptes sur les réseaux sociaux.

« Avant même l’invasion de l’Ukraine, ses membres plaidaient pour que l’on satisfasse toutes les exigences de Moscou afin de dissuader la Russie d’intervenir. Et depuis le début de la guerre elle-même, ils n’ont cessé de lancer des mises en garde : toute livraison d’armes mène inévitablement à l’escalade, peut-être même à l’emploi d’armes nucléaires », écrit-il.

Leur influence est tout sauf négligeable, selon Masala. En Allemagne, de là où il écrit, ces individus ont réussi à inquiéter une partie importante de la population, avec des effets concrets :

« Dans les sondages, une part croissante des personnes interrogées se dit partisane d’une plus grande prudence dans les livraisons de certains systèmes d’armes et soutient l’idée d’un cessez-le-feu aux conditions russes. »

Et puisqu’il s’agit d’une partie importante de l’électorat, le pouvoir politique a agi en conséquence, en retardant et en réduisant les aides militaires.

Au-delà de l’Allemagne, écrit Masala, ce sont les pays occidentaux plus globalement qui sont tombés dans ce piège : la menace nucléaire les a incité « à imposer à l’Ukraine des restrictions dans l’utilisation des systèmes d’armes fournis ».

Ce faisant, soutient-il, l’Occident a forcé l’Ukraine « à se défendre une main ligotée dans le dos », en partie à cause de la crainte d’une éventuelle escalade. « En d’autres termes : on a demandé à l’Ukraine de se battre comme nous ne l’aurions jamais fait nous-mêmes ».

Chacune des aides militaires apportées à l’Ukraine « est arrivée trop tard au regard de la situation, et elles ont toujours été trop modestes pour mettre le pays en situation de se défendre efficacement contre la Russie. La leçon que tire la Russie de ces expériences est que l’usage de la menace nucléaire permet de dissuader la partie adverse de mettre certaines mesures en œuvre. »

Bref, Masala appelle « à tirer une leçon des derniers événements en date » et « prendre conscience des mécanismes psychologiques liés à la menace nucléaire et comprendre la Russie les actionne de manière tout à fait consciente. »

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2/ Alliance Russie – Chine, interconnexions, et manœuvres de diversion

Pour Masala, « on n’a pas voulu voir que la guerre d’agression russe avait des objectifs bien plus larges que la destruction de l’Ukraine. Le cœur du conflit porte sur l’ordre du monde : l’enjeu est la future structure du système international. »

Avoir tardé à en prendre conscience a conduit à « sous-estimer la coopération militaire de plus en plus étroite entre l’Iran, la Chine, la Corée du Nord et la Russie. On n’a donc pas fait grand-chose pour l’empêcher et l’on n’a pas mené de réflexion conséquente sur les différents foyers de conflit global ainsi que sur leurs interactions ».

Ce faisant, l’Occident a « contribué à la formation d’un « quasi-bloc » militaire qui, dans mon scénario, apporte son aide à la Russie en appuyant sa manœuvre de diversion. »

Cette possibilité de manœuvres de diversion était justement évoquée en juillet par la journaliste Laure Mandeville dans Le Figaro. Il était alors question d’un scénario de diversion menée par la Russie (en attaquant un territoire de l’OTAN en Europe) pour aider la Chine (à s’emparer de Taïwan), mais la logique est la même.

L’idée n’est pas nouvelle. En revanche, rapporte Laure Mandeville, il est nouveau – et frappant – qu’elle soit explicitement exposée par un haut responsable de l’OTAN. Début juillet, c’est en effet le secrétaire général de l’Otan lui-même qui a évoqué ce risque, dans le New York Times :

« Ne soyons pas naïfs : si Xi Jinping attaquait Taïwan, il ferait en sorte de donner d’abord un coup de fil à son partenaire Poutine, pour lui dire : “Eh, je vais le faire, et j’ai besoin que tu les tiennes occupés en Europe en attaquant le territoire de l’Otan.” » (Mark Rutte)

Il ajoutait même : « C’est probablement ainsi que les choses évolueront », puis expliquait :

« Pour les en dissuader, l’une des priorités est que l’OTAN, collectivement, soit si forte que les Russes ne puissent jamais faire cela ». Or, « la Russie se reconstruit à un rythme et à une vitesse sans précédent dans l’histoire récente. Elle produit désormais trois fois plus de munitions en trois mois que l’ensemble de l’OTAN en un an. C’est intenable, mais les Russes collaborent avec les Nord-Coréens, les Chinois et les Iraniens. Ainsi, votre Indo-Pacifique et votre Atlantique deviennent de plus en plus interconnectés ».

Un point de vue qui rejoint donc celui de Masala, mais aussi de bien d’autres experts, qui ont été nombreux « à noter le caractère plausible du scénario » imaginé par le secrétaire général de l’OTAN, d’après la journaliste Laure Mandeville.

Ainsi, le général de réserve australien Mick Ryan pense que « si la Chine décidait de s’emparer de Taïwan par la force, l’axe des puissances autoritaires (Russie Chine, Corée du Nord, Iran) ferait en sorte que « l’Europe et l’Amérique soient face à autant de défis dispersés que possible ».

Le chercheur spécialisé Camille Grand, ancien secrétaire général adjoint de l’Otan, ne dit pas autre chose, dans Le Figaro :

« Ma crainte, c’est une crise sérieuse à Taïwan déclenchée par Xi pour tester Trump, qui fasse que les États-Unis déplacent rapidement leurs moyens rares et clé vers l’Asie. Dans un tel moment, on peut très bien imaginer un test des Russes dans un pays balte. »

Pour lui, le responsable de l’OTAN « envoie un double message » : d’une part « aux Américains, pour dire : ne vous trompez pas, ces deux théâtres sont liés, et si vous ne faites pas le lien, d’autres le feront à votre place ; d’autre part aux Européens, pour les inciter à penser que les Américains pourraient ne plus être là » pour les aider, en particulier en cas d’attaques simultanées.

L’alliance russo-chinoise n’est certes pas un bloc uni, équilibré, et reste sujette à retournement à moyen ou long terme ; mais elle s’appuie sur des intérêts communs contre l’Occident suffisamment solides pour la rendre puissante.

Ainsi deux chercheurs du German Council on Foreign Relations ont montré dans une étude parue en juin que les deux pays n’ont cessé d’intensifier leur coopération militaire, technologique et de renseignement, la Chine fournissant « la part du lion » à la Russie pour certains composants électroniques, faisant de Pékin un « facteur décisif » de la poursuite de la guerre en Ukraine.

« Le partenariat militaro-technologique croissant entre la Russie et la Chine est devenu un facteur de plus en plus influent de la dynamique de la sécurité mondiale. Depuis février 2022, la Chine est progressivement devenue l’un des principaux catalyseurs du soutien de l’effort de guerre de la Russie », au point d’être devenu, « début 2025, est un contributeur crucial et irremplaçable à l’effort de guerre de la Russie ».

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3/ Lassitude et défiance des sociétés occidentales

C’est l’un des éléments centraux du scénario de Masala :

« La stratégie de Poutine était de miser non seulement sur la peur liée à une possible escalade nucléaire du conflit, mais aussi sur la lassitude des sociétés démocratiques ».

La logique est la suivante : « plus la guerre dure, plus elle coûte aux sociétés, et plus il est probable que celles-ci doutent de l’utilité du soutien à l’Ukraine et que s’installe une atmosphère de défiance », a minima dans une partie de l’opinion publique (alimentée par certains discours mis en avant médiatiquement et sur les réseaux sociaux).

« Dans certains États, des partis d’extrême droite, mais aussi parfois des partis populistes de gauche, ont tiré les profits électoraux de cette lassitude en faisant des coûts de la guerre le sujet de leurs campagnes électorales. », ajoute-t-il.

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Propos conclusifs

Pour l’auteur, « les failles de capacité militaires mentionnées dans le scénario ne sont pas inventées mais bien réelles, tout comme l’incapacité de montée en puissance des forces armées européennes. Il n’est donc pas irréaliste que la Russie teste l’OTAN de la manière comme décrit dans le scénario » : « elle sait que l’Alliance ne peut réagir rapidement, et que ses États membres et leurs populations redoutent le conflit avec la Russie ».

Plus loin, il insiste :

« Il faut le dire en toute clarté : si le scénario développé ici menait au résultat décrit, la Russie aurait atteint son but. Moscou aurait détruit l’architecture de sécurité européenne, telle qu’elle s’est formée depuis 1949 pour l’Europe de l’Ouest, mais aussi depuis 1990 pour l’Europe centrale et orientale ainsi que pour les États baltes. Si les États membres ne croient plus à la validité de l’article 5, l’engagement d’assistance collective, alors l’OTAN est morte, car elle ne remplira plus le véritable but de son existence. »

Empêcher ce scénario implique pour les Européens de « se donner les moyens de dissuader la Russie sans l’aide des États-Unis, c’est-à-dire par leurs propres moyens », conclut-il. Concrètement, ils doivent « prolonger les efforts entrepris ces trois dernières années pour réarmer leurs forces armées ».

Mais attention, prévient-il :

« L’essentiel n’est pas le montant des sommes mises à disposition. L’essentiel, ce sont les capacités militaires qui en découleront. »

Par ailleurs il y a ici « un facteur critique » à bien intégrer : « le temps » :

« Même si l’on dispose de plus d’argent, il faudra quelques années avant que les armements se trouvent concrètement dans les cours de caserne européennes. Et pendant ce temps-là, l’absence de protection américaine incitera encore la Russie à tester l’OTAN, comme nous l’avons décrit. »

Enfin, Masala mentionne un autre facteur essentiel, outre les capacités militaires et la temporalité : la prise de conscience des sociétés occidentales des techniques de manipulation russes à l’œuvre, plus globalement de la menace, et leur degré de volonté pour y faire face, en regard des coûts associés (« on ne réussira à dissuader et à endiguer la Russie que si les sociétés européennes sont prêtes à en mettre le prix ») :

« Dans mon scénario, le peu d’opposition réelle que nos sociétés manifestent face à la Russie joue un rôle central. Une société qui n’est pas consciente que sa forme de coexistence est menacée par une guerre hybride, qui ne se rend pas compte que La Russie tente, au moyen de diverses mesures de propagande et campagnes de désinformation, d’ébranler la confiance dans la capacité qu’ont les institutions et les procédures démocratiques à résoudre les problèmes, une telle société ne pourra pas développer la volonté d’être résiliente et ne sera pas capable de résister. »

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Pour finir, citons trois de ses convictions exprimées en fin d’ouvrage :

• « Si l’on étudie l’histoire de l’OTAN depuis 1949, on retrouve toujours la même crainte majeure chez les membres européens de l’organisation : celle de voir les États-Unis ne pas remplir leurs obligations dans le cadre de l’assistance collective. »

• « Ceux qui espèrent que la Russie sera désormais trop faible pour attaquer d’autres États, ou encore que ses ambitions impériales concernent uniquement certaines parties de l’Ukraine, sont de doux rêveurs. Poutine n’a jamais laissé le moindre doute sur ses intentions : son but est de restaurer la grandeur de la Russie et de détruire l’architecture européenne de sécurité. »

•  « C’est uniquement si l’impression domine en Russie que nous sommes réellement capables et désireux de défendre chaque « mètre carré » (Olaf Scholz) de notre propre territoire, que se réduira la probabilité de voir celle-ci tester l’Alliance à un moment ou à un autre. »


Compléments : 10 points pour prolonger la série

Je ne reviens pas ici sur les points évoqués dans l’épisode 0 (en particulier, le fait que les différents éléments du scénario ont des plausibilités très différentes et que l’intérêt du scénario n’est pas là) et ceux cités dans l’introduction de la série (sur l’importance sous-estimée de l’imagination, qui a par exemple été considérée comme la principale faille des autorités américaines vis-à-vis du 11/09 par la commission d’enquête dédiée).

En revanche, voici une sélection de 10 ressources intéressantes lues récemment, qui viennent compléter utilement les différents épisodes :

1/ En plein durant la publication de la série est survenu cet incident :

« Il s’agit du deuxième incident de ce type en moins d’un mois », a déclaré le ministre des affaires étrangères, qui explique que « la menace est réelle et croissante ». Il ajoute que pour la Lituanie, la Biélorussie a la responsabilité de prévenir de tels incidents : « Si la Biélorussie n’agit pas pour minimiser les dommages potentiels de notre côté, la Lituanie répondra par des mesures ».

Nb : depuis la publication de la série, des épisodes similaires au moins aussi graves se sont produits, en ce mois de septembre, en Pologne et Estonie, conduisant au déclenchement de l’article 4 de l’OTAN.

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2/ L’historienne Françoise Thom, spécialiste de la Russie, a écrit en août une tribune intéressante dans Monde, dont voici un extrait : « Il faut que l’Europe prenne conscience qu’elle a des cartes à jouer. Sans le savoir, les Européens sont en position de force. Historiquement, l’Empire russe n’a tenu que par les Européens cooptés par le pouvoir russe. Aujourd’hui, après leur expérience calamiteuse avec l’autarcie et le pivot vers la Chine, les Russes ont une conscience aiguë de leur dépendance à l’égard de l’Europe.

En conséquence, les Européens doivent faire savoir dès aujourd’hui que les affaires (achat du gaz compris) ne reprendront avec la Russie que lorsqu’elle aura évacué les territoires occupés. L’administration Trump est en train de réaliser le sauvetage du régime de Poutine dont elle a besoin pour racketter l’Europe. L’intérêt de l’Europe est au contraire que la Russie se débarrasse de l’autocratie. »

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3/ En lien avec le propos précédent, et pour montrer qu’enjeux climatiques et géopolitiques vont de pair : le chercheur Pierre Charbonnier insiste depuis plusieurs années sur le fait que « la décarbonation est aussi une question de sécurité ». Son think tank, Construire l’Ecologie, explicitait cette idée dans une note parue en mars :

« Nous protéger implique de réduire nos dépendances aux importations d’énergies fossiles. Chaque véhicule électrique et chaque rame de train remplaçant une voiture essence ou diesel, chaque pompe à chaleur ou réseau de chaleur substituant une chaudière au gaz ou au fioul, chaque conversion industrielle à l’électricité ou au biogaz, chaque logement isolé, chaque rail posé, chaque éolienne, panneau solaire, barrage ou centrale nucléaire contribue directement à la sécurité militaire et écologique de la France et de l’Europe », pour les raisons développées dans leur note, dont la moindre dépendance à la Russie.

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4/ Saviez-vous qu’en février dernier, le réseau électrique des trois pays baltes a été déconnecté de celui de la Russie et raccordé au réseau européen ? Pour ma part, cette information m’avait échappé. Pourtant, relate Le Monde, « la déconnexion électrique des Baltes de la Russie représente le point final de presque deux décennies de travail. Progressivement, longtemps dans l’indifférence complète du reste de l’Europe, les pays baltes ont réduit leur dépendance énergétique à leur encombrant voisin : d’abord le pétrole et le gaz, et maintenant l’électricité ».

5/ Carlo Masala a donné différentes interviews ces dernières semaines. En voici des extraits qui complètent ses propos précédents :

– « Le fait que la Russie mette à l’épreuve l’unité de l’Otan est un scénario tout à fait réaliste. Ce ne sera peut-être pas à Narva, comme je l’ai écrit dans mon livre, mais peut-être quelque part où l’Otan a un ventre mou ».

– « La Russie veut toujours avoir une sorte de récit, et ce récit est souvent l’oppression des minorités russophones dans d’autres pays. C’est pourquoi je pense que Narva, tout comme une autre ville frontalière en Lettonie, sont les cas les plus probables ».

– « Il est intéressant de noter que début juillet, le chef du Service de sécurité extérieure allemand a déclaré publiquement qu’il existe des indications claires selon lesquelles certains cercles à Moscou ne croyaient pas que l’Otan invoquerait l’article 5 en cas de provocation limitée contre le territoire de l’Otan.

Il a également évoqué la possibilité de voir des petits hommes verts en Estonie [les « petits hommes verts », ce sont ces militaires sans insigne qui se sont déployés en Crimée en 2014 juste avant l’annexion par la Russie]. Je pense donc être sur la bonne voie avec mon scénario.

– « J’ai choisi ce genre de scénario limité parce que je pense qu’il est très peu probable que la Russie attaque un pays de l’Otan dans sa totalité. Je ne crois pas au scenario selon lequel la Russie pourrait lancer l’assaut avec plusieurs divisions qui franchiraient la frontière de la Biélorussie vers la Pologne, parce que les chances que l’Otan invoque l’article 5 seraient alors assez élevées. Et si l’Otan invoque l’article 5, la Russie ne peut être sûre de l’emporter dans une telle confrontation. Par conséquent, je pense qu’il est beaucoup plus probable qu’ils essaient de tester l’unité de l’Otan avec un scénario limité ».

– « L’objectif de la Russie est de détruire l’Otan. C’est un objectif séculaire que l’Union soviétique avait déjà dans les années 1950 et 1960. Il s’agit essentiellement de chasser les États-Unis d’Europe, car du point de vue russe, il est beaucoup plus facile de dominer certaines parties de l’Europe si les États-Unis n’y sont pas présents. Si vous vous souvenez bien, dans les lettres que la Russie a envoyées aux États-Unis et au siège de l’Otan à Bruxelles les 17 et 18 décembre 2021, l’une des demandes était de parler de la structure de sécurité européenne avec les Américains. L’idée sous-jacente est que les Américains retirent toutes les installations et toutes les troupes qu’ils ont en Europe centrale et dans les pays baltes ».

– « Je suis optimiste sur le fait que les gouvernements ont vraiment compris ce qui était en jeu. «Si vous regardez le récent sommet de l’Otan, si vous regardez les décisions qui sont prises dans l’UE… Prenez la France, par exemple : Emmanuel Macron a annoncé un doublement des dépenses de défense.

Mais je ne suis pas très optimiste quant à la volonté de la plupart des sociétés européennes, en particulier d’Europe occidentale, comme l’Allemagne, la France, l’Italie ou l’Espagne, de comprendre qu’il s’agit, de la part de la Russie, d’une politique à long terme ».

(source : interview à RFI)

– « Il y a deux erreurs majeures de la part des Occidentaux et de l’Otan : l’une est la peur de l’escalade nucléaire qui les paralyse ; l’autre est de sous-estimer les ambitions de la Russie ».

(source : Challenges)

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6/ Dans L’Express du 5 juin, il faut noter ces propos de Fabian Hoffmann, chercheur à l’Université d’Oslo et au Center for European Policy Analysis, qui rejoignent la vision de Carlo Masala :

« Les différentes sources d’information dont nous disposons donnent à voir combien les responsables de Moscou sont déterminés à passer à l’attaque contre l’Otan, tout en étant réalistes : ils savent qu’un combat prolongé contre l’Otan serait perdu d’avance.

(…) Moscou l’a compris depuis longtemps et a donc établi un plan en conséquence. Si Moscou passe à l’attaque, il s’agira d’une opération rapide, de haute intensité.

(…) Poutine [cherchera à] inspirer aux décideurs de l’Otan l’idée que toute tentative d’opposition serait très coûteuse et dangereuse en termes d’escalade. Nul hasard si Poutine agite régulièrement la menace d’un usage de l’arme nucléaire…Les Russes essaieront donc de trouver le ou les points faibles de l’Otan. (…) Les pays Baltes sont le maillon le plus faible, en raison du faible volume de forces qu’ils peuvent mobiliser et de la proximité avec la frontière russe.

(…) « L’objectif, plus encore que de contrôler politiquement un de ces pays, serait de semer le chaos entre les Etats membres de l’Otan. Poutine fait un pari : celui que certains pays d’Europe occidentale refuseront de venir en aide à leurs alliés d’Europe de l’Est. S’il a raison, l’Otan est morte. Et c’est bien son objectif ultime. »

« Imaginez un monde où l’article 5 de l’Otan n’est plus appliqué : (…) ce serait la première étape pour établir la domination régionale en Europe dont rêve Poutine. »

(…) « Si Poutine décide d’attaquer l’Otan, il sera difficile de l’arrêter, tout simplement parce que nous n’avons pas assez de troupes aux frontières de celle-ci. Officiellement, l’Otan maintient qu’elle défendra chaque centimètre de ses territoires. Mais notre dotation en termes d’effectifs dit autre chose. »

Enfin, à la question « De quelle temporalité parlons-nous ? », il répond : « Quelques mois, une année…Le renseignement danois table sur une attaque russe dans les 6 mois suivant l’arrêt ou le ralentissement des combats en Ukraine. A cette échéance, les Russes seraient capables de reconstituer suffisamment leurs effectifs pour une offensive localisée. Dans les deux ans, ils auraient la capacité de lancer une attaque contre plusieurs Etats Baltes. Et dans les 5 à 7 ans, ils pourraient avoir assez pour une guerre à grande échelle, et plus longue, contre l’Otan. En clair : nous devons surveiller l’évolution des combats en Ukraine. Et renforcer notre soutien à Kiev. »

(Extrait d’une interview donnée à L’Express, parue début juin dans le numéro ci-dessous)

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7/ Un reportage de 2024 du journal Le Devoir apporte des éléments intéressants sur Narva :

-Vladimir Poutine a lui-même parlé, en juin 2022, de la nécessité de « récupérer ce qui appartient à la Russie », en citant explicitement la ville : « Pierre le Grand est allé vers l’ouest, à Narva ».

-« Le gouvernement estonien prend au sérieux la menace russe », écrit le journaliste. « Les chaînes télévisées propagandistes y ont été bannies par Tallinn depuis l’invasion de l’Ukraine, et les ressortissants russes interdits d’octroi de visas. Idem pour les plaques d’immatriculation russes, bannies, à l’instar des symboles nationalistes russes, tel le « Z », signe de ralliement à l’armée de Moscou. »

-A Narva, certains choisissent, parfois ouvertement, le camp du Kremlin. Le reporter du Devoir relate les témoignages de plusieurs habitants allant en ce sens. « Ici, il y a pas mal de gens qui trouvent que Poutine est super » relate l’un d’entre eux. Une habitante interrogée décrit la Russie comme sa « patrie de cœur », même si elle n’y a jamais vécu, et assume de défendre l’invasion en Ukraine.

-« Plus qu’une russophilie assumée, c’est la passivité qui domine Narva », constate le reporter. « Le taux de participation électorale y reste le moins élevé de tout le pays, la société civile y est absente ». Il ajoute : « un sentiment de déclassement habite nombre de Narvéens, alimenté par le marasme économique. Un terreau fertile à la propagande russe ».

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8/ En contrepoint du scénario de Masala, il est intéressant de lire cet extrait du « billet militaire hebdomadaire » du Canard Enchaîné (édition du 6 août) :

« D’après des militaires français : « plus urgente que la menace russe, mais sous-estimée, celle venue de Chine représente un vrai défi stratégique pour l’Europe et la France ».

(…) Les diplomates, généraux, officiers d’état-major et des services de renseignement qui conseillent le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN, rattaché à Matignon) sont unanimes : tout montre que l’ambition de la Chine de devenir la première puissance du monde « constitue un défi systémique majeur » auquel il faut se préparer, et vite.

(…) Pourtant, un expert interrogé commente : « On marche sur des œufs. La France ne traite pas encore la Chine comme elle traite la Russie. »

(…) Le 3 septembre, la Chine organisera un événement à Pékin pour célébrer le 80e anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale en Asie. En présence de Poutine, il y est prévu un discours de Xi Jinping, qui devrait permettre « d’appréhender l’évolution de la Chine en termes de rapports de force » estime un diplomate.

(…) La France doit être prête à s’engager dans la zone indopacifique, répètent les chefs militaires. Car si la Chine compte étendre son influence partout, c’est surtout là-bas que la France est concernée. Les garanties de sécurité accordées à certains partenaires, entre le golfe de Guinée et l’océan Indien, amènent déjà à établir des scénarios selon lesquels la France devrait « protéger son territoire ultramarin » (Nouvelle-Calédonie, Polynésie, etc.) et s’engager dans des « actions de projection de forces ». »

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9/ Ici, une sélection de plusieurs passages importants issus de la « Revue nationale stratégique 2025 », actualisée mi-juillet (il s’agit du document qui oriente les politiques de défense et de sécurité nationale pour les années à venir) :

– « L’hypothèse d’une participation des armées françaises à une guerre majeure de haute intensité dans le voisinage de l’Europe atteint un niveau inégalé depuis la fin de la guerre froide. »

(…) « L’évolution de l’environnement stratégique oblige la France (…) à se préparer à l’hypothèse d’un engagement majeur de haute intensité dans le voisinage de l’Europe à horizon 2027-2030 ».

(…) « La réalité de la menace russe est désormais sans équivalent pour les intérêts de la France et de l’Europe. Le Kremlin désigne durablement et régulièrement, dans ses déclarations officielles, la France et les Européens comme ennemis. La priorisation de cette menace, probablement d’ordre générationnel, place l’Europe dans une confrontation de long terme imposée par la Russie, au-delà de l’agression de l’Ukraine. L’hypothèse d’une nouvelle agression russe contre l’Europe, d’ici trois à cinq ans, est centrale pour les intérêts de défense et de sécurité du continent européen. »

(…) « Des offensives (…) contre des États membres de l’OTAN, pour tester la cohésion de l’Alliance, sont possibles ».

(…) « Le risque maximal serait qu’une telle agression soit concomitante d’une opération majeure sur un autre théâtre, ailleurs dans le monde, entraînant alors une diversion des forces américaines ».

– « L’OTAN doit se transformer. L’hypothèse d’un retrait significatif de capacités américaines du continent européen ne peut plus être écartée ».

–  « L’issue du conflit ukrainien revêt une importance majeure pour l’Europe. Sa sécurité future en dépend. La poursuite du soutien, notamment militaire, à l‘Ukraine passe donc par un volet européen ambitieux ».

– « La sécurisation de l’accès aux ressources constitue un enjeu de souveraineté essentiel pour la France et l’Europe. En particulier, l’accès aux énergies fossiles reste un défi majeur sur le moyen terme, dans un contexte d’insécurité grandissante dans les zones de production et de transit maritime. » [cf le point numéro 3, plus haut, sur la décarbonation comme enjeu de sécurité nationale]

– « L’accumulation des crises s’inscrit également dans le contexte d’autres défis globaux (effondrement de la biodiversité, changement climatique, risques de pandémies, risques de crise alimentaire, amplification des phénomènes migratoires, vieillissement de la population), qui mettent sous tension les services de l’État. »

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10/ Enfin, en complément de cette série : le point de vue très intéressant de Xavier Bouvet, fin connaisseur de l’Estonie, sur le livre de Masala (derniers paragraphes à lire !).


C’était le dernier épisode de cette série. Si vous souhaitez la partager, voici le lien à partir du début.

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Clément Jeanneau