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Dernière partie de l’article « Regard sur le phénomène Jean-Marc Jancovici ». Parties précédentes :
-Partie 1 : Un changement de dimension
-Partie 2 : Les raisons du phénomène, et ce qu’il apporte d’inédit
-Partie 3 : Le revers de la médaille
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Les multiples signatures d’accords et grandes promesses des Etats, malgré les avancées qu’elles permettent, ne changent rien à un fait : les émissions ne diminuent pas suffisamment vite et fort pour atteindre les objectifs climatiques.
Dans ce contexte il devient aujourd’hui urgent d’ouvrir enfin une discussion sérieuse, sans tabous, sur ce qu’implique réellement l’accord de Paris. Avec ses propos chocs (« il faut un covid supplémentaire par an »), JMJ ne fait qu’expliciter ce qui serait nécessaire pour atteindre les objectifs fixés.
Quand JMJ affirme qu’il est impossible de respecter l’accord de Paris sans baisse urgente et durable du PIB, il part simplement des multiples travaux scientifiques ayant démontré que la croissance verte est jusqu’à présent introuvable et qu’il est très improbable qu’elle puisse devenir une réalité dans les délais impartis. Ces travaux sont non seulement nombreux mais convergent tous dans le même sens lorsque l’on regarde les méta-analyses.
Cette « vérité qui dérange » semble être l’équivalent version 2020 de celle présentée en 2006 dans le film éponyme d’Al Gore. Dans cette « démonstration implacable » permettant « en 80 minutes à un spectateur lambda » de se mettre au niveau sur le sujet, comme le commentaient les observateurs à sa sortie, Al Gore prouvait la réalité du réchauffement climatique et en soulignait la responsabilité humaine, à coup de « slides » et de graphiques aux courbes exponentielles. Nicolas Hulot parlait d’un « document providentiel ». « Si tous les Français voyaient ce film, cela nous faciliterait bien la tâche » abondait le climatologue Jean Jouzel.
A l’époque – il y a moins de quinze ans – le documentaire avait été qualifié partout de « choc ».
« Le moment du film qui m’a le plus choqué est la différence d’information entre les études scientifiques et les articles dans la presse sur le réchauffement climatique » commentait notamment un spectateur, en faisant référence à la large place accordée alors dans les médias aux climatosceptiques – qui bénéficiaient de soutiens de célèbres personnalités comme Luc Ferry.
De fait, malgré ses démonstrations qui s’appuyaient sur une abondante littérature scientifique (dont les résultats n’ont fait ensuite que se confirmer au fil des rapports), le film avait suscité de nombreuses controverses, au-delà des quelques inexactitudes factuelles qui ne changeaient rien à son message de fond.
Le parallèle est intéressant à dresser aujourd’hui avec les démonstrations de Jean-Marc Jancovici. Comme Al Gore il y a 15 ans, ses propos chocs, à base de graphiques Power Point spectaculaires, détonnent et divisent, alors même qu’ils s’appuient sur les résultats les plus à jour de la recherche scientifique si l’on s’en tient au sujet de la croissance verte.
Que les thèses de JMJ comportent de potentiels biais à avoir en tête sur différents sujets (le rôle de l’énergie, la temporalité du pic pétrolier, les énergies renouvelables…) est une chose. Cela ne doit cependant pas masquer l’essentiel de son propos, qui porte sur l’ampleur du défi climatique et notre dépendance aux énergies fossiles.
Or en la matière, il est peu dire que les politiques publiques restent loin du compte.
Deux faits étonnants et révélateurs de nos politiques publiques sur le climat et l’énergie

La « Stratégie nationale bas carbone » constitue « la feuille de route de la France pour lutter contre le changement climatique », comme décrite par le gouvernement lui-même qui en a publié la dernière version en mars dernier. Or, comme l’ont montré JMJ et son think tank The Shift Project, cette stratégie s’appuie sur une hypothèse particulièrement audacieuse (et pourtant peu mise en avant, notamment dans la synthèse du document) : une croissance continue du PIB sur la période 2020-2050 !
Cette hypothèse invraisemblable est doublement problématique :
-D’une part parce qu’elle « revient à faire le pari d’un découplage entre économie et émissions de CO2 » – découplage qui est pourtant inexistant et très improbable à l’avenir à l’échelle mondiale dans les conditions requises par l’accord de Paris.
-D’autre part parce que l’hypothèse d’une telle croissance implique, pour se concrétiser, une situation d’abondance énergétique. Or la trajectoire prévue n’envisage pas l’hypothèse inverse, celle de la contraction énergétique à très court terme – qui, bien qu’incertaine si l’on considère d’autres voix que JMJ, n’en reste pas moins sérieuse. « Partir de cette hypothèse revient donc à éviter de poser la question du « comment faire pour décarboner » si nous ne disposons pas de cette abondance » écrit le Shift Project.
Ce dernier point, majeur, reste pourtant aujourd’hui très peu présent dans le débat public. Il touche directement à la question du risque de pénurie de pétrole. Quelle que soit la temporalité exacte du pic de pétrole, ses implications seront colossales, de notre souveraineté alimentaire jusqu’au maintien des emplois dans les entreprises dont les activités dépendent fortement du pétrole, c’est-à-dire un grand nombre d’entre elles (« une entreprise comme Danone n’a structurellement pas d’avenir dans un monde sans pétrole » disait par exemple JMJ devant les étudiants d’AgroParisTech).
Et pourtant (c’est le 2e « fait étonnant » à souligner), aujourd’hui encore le risque de pénurie de pétrole, sur lequel alertent l’Agence internationale de l’énergie et différentes études, n’est pas mentionné dans la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), comme le faisait remarquer l’ingénieur Maxence Cordiez dans un article paru cette année. Or la PPE n’est rien de moins que l’outil servant à piloter la politique énergétique française.

Il serait cependant injuste de ne mentionner ici que les seules politiques gouvernementales.
Entre autres exemples, comment comprendre qu’un économiste aussi réputé que Philippe Aghion (professeur au Collège de France), pour ne citer qu’un nom emblématique, puisse déclarer avec autant de certitudes, en octobre 2020, que « la solution réside dans la croissance verte et l’innovation verte » – ce qui n’a pas manqué de faire réagir ?

Et Philippe Aghion d’ajouter, pour appuyer son propos : « il y a des recherches sur la fusion nucléaire qui pourrait être une source d’énergie propre » – alors même que selon l’un des coordinateurs scientifiques du projet, « la fusion arrivera bien trop tard pour décarboner à temps la production d’énergie » (pas de viabilité industrielle avant 2065 dans l’hypothèse la plus optimiste, selon le directeur du projet lui-même).
Comment le comprendre autrement qu’en considérant, comme l’économiste Gaël Giraud, qu’une large partie des sciences économiques reste encore déconnectée des sciences du climat et du vivant, et rechigne à repenser leur doctrine, à l’heure où par ailleurs selon l’anthropologue Philippe Descola, « nous sommes au seuil d’un mouvement du même ordre d’ampleur que ce qu’ont accompli les penseurs des Lumières au XVIIIe siècle »…
Au-delà des sciences économiques, c’est globalement le débat public sur les questions climatiques qui est aujourd’hui indigne de l’enjeu. Avant de prétendre recommander les bonnes solutions, se renseigner sérieusement sur le diagnostic semble un prérequis – une étape qui reste pourtant souvent encore allègrement sautée.

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Malgré ce constat, les démonstrations de JMJ commencent, comme vu dans la partie 1, à faire leur chemin auprès de ceux qui hier ne voulaient pas y croire. En cela l’apport de JMJ est déterminant : en ayant l’oreille d’un nombre croissant de personnalités influentes – jusqu’ici très peu sensibilisées aux questions écologiques – dans des sphères variées, il contribue à faire avancer les mentalités et à ouvrir des débats cruciaux, comme peu le font.
Au-delà de JMJ lui-même, c’est tout le travail du Shift Project qui s’avère salutaire pour formuler des recommandations concrètes sur la façon de réussir la transition bas carbone afin de ne pas en rester aux discours incantatoires.
Dès lors, en entendant la ministre des Armées, Florence Parly, reconnaître le 25 septembre dernier que « notre monodépendance au pétrole est un problème », il était difficile, coïncidence ou non, de ne pas penser aux préconisations portées depuis des années par JMJ et le Shift Project.
Autre exemple notable : récemment l’économiste Patrick Artus, au nom du département recherche de Natixis, s’est penché sur la thèse « jancoviciste » de l’impossibilité d’une croissance verte. Sa conclusion est sans ambiguïté : pour lui, cette thèse est bel et bien juste – une prise de position passée inaperçue et pourtant importante.
La nouvelle frontière du débat public sur le climat
A mesure que les positions évoluent, une nouvelle tendance émerge.
Elle est le fait d’individus :
-ayant désormais pris conscience de l’ampleur des objectifs climatiques et des limites des supposées « solutions » censées permettre une croissance verte (innovations technologiques, plantation d’arbres en masse, etc.)
-et qui, forts de cette connaissance, estiment qu’il n’est pas raisonnable de chercher à atteindre coûte que coûte nos objectifs climatiques.
Dit autrement : ces personnes jugent que la décroissance du PIB serait indispensable pour atteindre nos objectifs climatiques mais qu’elle reste malgré tout trop dangereuse, ce qui les conduit à préconiser, explicitement ou implicitement, de…changer d’objectifs climatiques (ou de ne pas les poursuivre strictement).
Je citerais ici trois exemples, tous datant des derniers mois :
1/ Un journaliste économique, aux convictions fermement libérales. Alors qu’il recevait JMJ dans une émission en octobre, le journaliste Stéphane Soumier s’est exclamé, en comprenant les ordres de grandeur en jeu : « 4% de baisse de PIB par an, ce n’est pas possible, Jean-Marc» ; puis de nouveau, 15 mn plus tard, après les démonstrations de JMJ : « oui mais Jean-Marc, ça n’est pas possible… ».
2/ Un ensemble de dix-neuf députés Les Républicains. En mai, dans une tribune au Monde, ceux-ci enterraient la neutralité carbone en deux phrases :
– « Rappelons que la neutralité carbone, poursuivie par les plus radicaux et imprudemment réutilisée parfois même à droite, conduirait à diviser par sept ou huit les émissions de CO2 » ;
– « Soyons réalistes : le Covid-19 a montré l’impossibilité d’atteindre la neutralité carbone, sauf à vouloir une économie qui tourne au chômage de masse ».
3/ Un chercheur spécialisé sur le sujet – ce qui est encore plus significatif et surprenant. Dans une tribune publiée dans Le Monde il y a trois semaines, Dominique Finon, directeur de recherche émérite au CIRED (Ponts-Paris Tech et CNRS), spécialiste de l’énergie et du climat, concluait à propos de l’accord de Paris à « l’impossibilité d’atteindre un objectif aussi velléitaire ».
« L’expérience des efforts climatiques de ces dernières décennies montre qu’il est difficile de réduire l’intensité carbone du PIB », argumente-t-il ; en outre, « aucune rupture technologique majeure viable ne semble pouvoir apparaître dans les dix prochaines années ». Dès lors, il estime qu’il n’est pas envisageable d’atteindre nos objectifs climatiques sans « un ensemble de mesures de « confinement climatique », pour reprendre l’expression de l’économiste Mariana Mazzucato ».
« Il faudrait ainsi combiner innovations et investissements technologiques avec… une politique de décroissance », écrit-il, ce qui nécessiterait selon lui un « régime d’illibéralisme vert ».
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Ces prises de position, que beaucoup qualifieraient de choquantes, sont peut-être pourtant salutaires : elles pourraient permettre d’ouvrir enfin un débat sur l’ampleur des efforts à mener, afin de les regarder avec lucidité, sans se voiler la face.
Le besoin est réel. S’il le fallait, un récent exemple est venu nous le rappeler : mi-décembre, lors d’une rencontre avec la Convention citoyenne pour le climat, la ministre de l’Ecologie Barbara Pompili a gratifié l’une des membres de la Convention d’un superbe point « pipi sous la douche », que l’on imaginait aujourd’hui disparu : « videz vos boîtes mails, ce sera déjà pas mal » a-t-elle en effet rétorqué (malgré l’insignifiance de cette pratique sur le plan climatique) à cette citoyenne qui avait eu l’outrecuidance de poser une question sur le bilan environnemental de la 5G.
Dès lors, si une prise de conscience se développe vite, JMJ et tous ceux qui y auront contribué auront permis de nous faire gagner un temps précieux, si ce n’est vital.
Deux conditions sont néanmoins nécessaires pour ne pas se tromper de chemin.
La première est de comprendre qu’une décroissance du PIB au global ne signifie pas forcément « moins de tout » et peut tout à fait, si ce n’est doit, impliquer une croissance de certaines activités et une décroissance de certaines autres, accompagnées d’un questionnement préalable sur les activités qu’il est possible ou non de découpler (avec une myriade de questions sous-jacentes : dans quelle proportion, selon quelles conditions, comment en pratique…). Il fait peu de doutes qu’un tel virage nécessiterait un besoin d’investissements et d’emplois massif, et que nous serions loin du fantasme espéré ou redouté d’une oisiveté engendrée par exemple par l’intelligence artificielle (cf l’article sur les mythes de l’IA).
La seconde condition n’en est pas moins importante : l’évolution des regards sur les objectifs climatiques ne sera bénéfique que si elle mène à la conclusion qu’il est encore possible de les relever. En réalité, il faut bien comprendre que l’idée, fréquemment relayée depuis des années, selon laquelle il ne nous resterait plus que 3 ans, 5 ans ou 10 ans pour « sauver la planète » avant qu’il ne soit « trop tard », n’a pas de sens. D’abord parce qu’au point où nous en sommes, il est déjà trop tard pour éviter de nombreux effets destructeurs irréversibles du changement climatique. Mais surtout parce que se battre pour chaque demi-degré est – et restera à l’avenir – essentiel pour sauver tout ce qui reste à sauver, qu’il s’agisse de 2 degrés, 2.5 degrés, 3 degrés ou bien plus. De toutes les leçons que les conférences de Jean-Marc Jancovici auront contribué à m’enseigner, celle-ci est peut-être, finalement, la plus essentielle.
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Article de Clément Jeanneau.
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